La mémoire intacte de Fukushima et du Tohoku

Tokyo - Le 11 mars 2011, l'un des plus forts séismes jamais enregistrés au monde ébranlait le nord-est du Japon, entraînant un tsunami dévastateur et l'accident nucléaire de Fukushima, le pire depuis Tchernobyl en 1986. L'AFP à Tokyo s'était immédiatement mobilisée, et depuis dix ans ses journalistes sillonnent régulièrement le Tohoku, la grande région meurtrie par ce triple désastre qui a fait plus de 18.500 morts et disparus.

La vague du tsunami déborde le mur censé protéger la petite ville de Miyako, le 11 mars 2011. (AFP / Jiji Press)

Quatre journalistes du bureau s'étaient rendus dans le Tohoku dès le début de la catastrophe: les rédacteurs Shingo Ito et Hiroshi Hiyama, le photographe Kazuhiro Nogi puis, un mois plus tard, Harumi Ozawa, rédactrice devenue journaliste vidéo par la suite. Voici leurs témoignages sur ce qu'ils ont vu et ressenti à l'époque, croisés avec leurs impressions d'aujourd'hui.

 

La "ligne" mortelle du tsunami
 

Rikuzentakata, dans la préfecture d'Iwate, le 17 mars 2011 (AFP / Kazuhiro Nogi)

Kazuhiro Nogi était dans le métro à Tokyo quand le séisme de magnitude 9,0 s'est déclenché à 14H46 (05H46 GMT): “C'était une secousse d'une violence que je n'avais jamais connue auparavant”.

“Le tremblement de terre était si fort que je ne pouvais pas marcher droit”, se souvient le photographe. Arrivé dans la rue, il a vu tanguer les gratte-ciel alors que les convulsions de la terre se poursuivaient.

Il est parti le jour même pour gagner le nord-est du Japon, arrivant le lendemain dans la zone de Minamisoma, dans le département de Fukushima. “Un paysage de désolation, submergé par l'eau de l'océan, est soudain apparu devant nos yeux”.

 

Minamisoma, préfecture de Fukushima, le 2 mai 2011 (AFP / Yoshikazu Tsuno)

Hiroshi Hiyama était avec lui, en costume-cravate et chaussures de ville, n'ayant pas eu le temps de se changer avant de partir en mission. Quand ils sont arrivés devant la mairie de Minamisoma, tout avait l'air en ordre, mais après avoir roulé encore un peu en direction de la côte, “la ville s'est soudain arrêtée”, se rappelle Hiroshi.

“C'était comme si Dieu avait tracé une ligne et décidé de détruire avec l'eau tout ce qui était à l'est” de ce marquage, selon lui. Ce point limite atteint par le gigantesque raz-de-marée a aussi frappé Shingo Ito: “J'avais l'impression que +la ligne+ séparait le paradis de l'enfer”.

“La boue recouvrait tout. Les routes étaient noyées, les ponts effondrés, les digues détruites (...). La configuration des localités ne correspondait plus à ce que les cartes indiquaient”, ajoute Shingo.

 

Préfecture de Fukushima, non loin de Minamisoma, en plein tsunami, 11 mars 2011 (AFP / JIJI PRESS / Sadatsugu Tomizawa)

Harumi Ozawa s'était elle déjà rendue dans la région en 2010, dans la foulée d'une précédente alerte au tsunami après un grave tremblement de terre au Chili.

Dans le gymnase d'une école servant de refuge à Minamisanriku, dans le département de Miyagi, Harumi avait alors parlé à une femme âgée qui avait perdu son bébé cinquante ans plus tôt en fuyant un tsunami - déjà. Elle pensait l'avoir bien fixé sur son dos, mais le petit garçon a probablement glissé de son kimono pendant qu'elle courait pour échapper aux vagues.

 

Des enfants prennent leur repas sur un parking à Minamisanriku, dans la préfecture de Miyagi, le 12 avril 2011 (AFP / Yasuyoshi Chiba)

Minamisanriku a été dévasté par le tsunami de 2011. Quand Harumi est retournée sur place, elle a repensé à la femme âgée qu'elle avait rencontrée au refuge l'année précédente, mais ne l'a pas retrouvée. “J'ai appris que l'eau avait atteint le sommet de la colline où l'école était située. Le gymnase tenait à peine debout”.

 

Hantés par les radiations

(AFP / Handout)

Le lendemain du séisme et du tsunami, un pompier est accouru devant Hiroshi Hiyama et Kazuhiro Nogi: “La centrale nucléaire”, leur a-t-il dit, en mimant une explosion avec son poing.

Les deux journalistes sont aussitôt repartis en voiture, jusqu'à atteindre un petit commerce à environ 20 kilomètres de la centrale de Fukushima Daiichi, où un poste de télévision était allumé.

 

“Il est difficile de concevoir une situation où un présentateur télé vous informe que vous êtes au milieu d'un accident nucléaire”, raconte Hiroshi. “J'ai vérifié plusieurs fois la carte pour m'assurer que je me trouvais en dehors d'un rayon de 20 km” autour de la centrale. “Je pensais à ma femme enceinte et à notre garçon de deux ans”.

Shingo Ito n'avait lui pas immédiatement connu la menace des radiations, jusqu'au jour où il s'est retrouvé dans une ferme abandonnée dans une zone interdite de Fukushima, où des vaches étaient mortes de faim ou de maladie.

“J'ai senti une peur invisible pour la première fois, quelque chose que l'on ne peut ni voir, ni sentir, avec seulement l'alarme d'un compteur Geiger pour alerter du danger”, se souvient-il.

Des responsables de la compagnie Tokyo Electric Power Co (TEPCO) exploitant Fukushima Daiichi et des journalistes, aux abords de la centrale en février 2012 (AFP / Issei Kato)

 

Témoigner de l'insoutenable

En avril 2011, Harumi Ozawa s'est approché d'un homme assis sur un gros rocher charrié sur la côte par le tsunami, et qui fixait l'océan. “Il n'avait pas l'air de m'avoir entendue, ni même d'avoir remarqué ma présence”. Quelqu'un lui a alors expliqué que l'homme avait perdu sa belle-fille et trois petits-enfants dans le désastre.

“Je me souviens encore de la scène avec le ciel bleu,  l'océan, et mon incapacité à pouvoir aborder ce vieil homme tant mon coeur tremblait”, dit Harumi.

14 mars 2011 à Watari, dans la préfecture de Miyagi (AFP / Jiji Press)

Certains de ses collègues se sont aussi parfois sentis paralysés dans de telles situations. Shingo Ito s'est trouvé un jour en face d'une femme qui pleurait à genoux devant le corps d'un membre de sa famille à terre, recouvert d'une couverture. “J'aurais dû lui parler (...). Mais je suis juste resté planté à côté d'elle pendant un long moment, en tenant mon enregistreur d'une main tremblante”, se souvient-il. “C'est la partie la plus dure de notre travail”.

Kazuhiro Nogi se sentait mal à l'aise en couvrant le désastre: “Après tout, nous gagnons notre vie à prendre des photos de ceux qui ont souffert”. “Mais il est vrai aussi que cette période m'a appris l'empathie et l'objectivité, ainsi que la gestion de mes émotions, des leçons que j'ai pu appliquer en couvrant d'autres catastrophes naturelles par la suite”.

 

Traumatisés

Yukiko Kometa, 74 ans, face à sa maison détruite par le séisme suivi du tsunami, le 27 mars 2011 à Noda, dans la préfecture d'Iwate (AFP / Yasuyoshi Chiba)

Kazuhiro Nogi avait été particulièrement frappé à l'époque par l'administrateur d'un hôpital de la région qui lui expliquait la difficulté de soigner des blessés avec du sable dans leurs poumons, provenant de l'eau de mer qu'ils avaient avalée. Ce responsable n'avait pas encore pu joindre ses proches pour s'assurer qu'ils étaient sains et saufs.

“Il devait prioriser son travail à l'hôpital (...) mais il était rongé par l'inquiétude” pour les siens, se souvient Kazuhiro. “J'ai pensé: +Et moi? Est-ce que je serais capable de travailler plutôt que de protéger ma propre famille?+”.

Otsuchi, 16 avril 2011. (AFP / Yasuyoshi Chiba)

Shingo Ito s'était vite habitué à la vision surréaliste des bateaux échoués sur les toits, mais être confronté à la mort était une autre affaire . “Je ne peux toujours pas oublier l'odeur, et les drapeaux rouges fichés dans le sol et flottants dans la brise marine, qui indiquaient les emplacements des corps retrouvés” .

Un soir, “sur le chemin du retour vers notre hôtel, nous étions tous silencieux dans la voiture, en partie parce que nous étions épuisés, et en partie parce que nous étions traumatisés, du moins c'était mon cas”, confie-t-il. “J'avais presque envie de hurler. La nuit, une scène horrible m'est revenue, et je me suis réveillé trempé de sueur dans ma chambre d'hôtel”.

 

Retour lourd en émotions

8 février 2021, Nayuta Ganbe, rescapé du tsunami, face à l'océan à Higashimatsushima, dans la préfecture de Miyagi (AFP / Behrouz Mehri)

Les journalistes de l'AFP sont régulièrement revenus dans le Tohoku sur la décennie écoulée. Pour Harumi Ozawa, chacun de ses séjours a été chargé d'émotions, y compris son dernier dans le département de Fukushima cette année: “Pour la première fois de ma carrière, je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer”.

“Un homme de 83 ans nous a raconté comment il avait perdu sa femme dans les eaux tourbillonnantes du tsunami. Bien qu'il l'agrippait avec ses bras, son corps a glissé et elle a été happée”.

Plus tard, “il ne pouvait pas chercher le corps”, car sa femme gisait dans une zone interdite d'accès à cause des radiations. Quand ses restes ont enfin pu être récupérés, ils étaient déjà en état de décomposition. Un officier de police lui a montré une photo du corps, mais celui-ci ne ressemblait en rien à l'épouse qu'il avait connue. L'homme a été tellement horrifié qu'il a demandé au policier de brûler immédiatement la photo.

Ofunato, dans la préfecture d'Iwate, le 14 mars 2011 et le 4 mars 2021 (AFP / Toshifumi Kitamura)

Hiroshi Hiyama a ressenti cette année le contraste entre le spectacle de la reconstruction de la région et ses propres souvenirs. “Toutes ces nouvelles constructions sont bâties là où près de 20.000 personnes sont mortes ou restent disparues. C'était comme si une souffrance collective et le malheur des familles locales étaient enterrés profond, cachés derrière la façade du nouveau Tohoku”.

 

Espoir

Shingo Ito se réjouit de suivre au fil des ans les pérégrinations d'Akira Sato, un pasteur baptiste qui avait dû abandonner en 2011 son église près de la centrale de Fukushima Daiichi et en rebâtir une nouvelle un peu plus loin, mais qui rêve toujours de se réinstaller dans l'ancienne, peut-être dès l'an prochain si les restrictions sont levées.

Akira Sato dans son ancienne chapelle dans la zone interdite de Tomioka, dépendant de la préfecture de Fukushima le 27 février 2021 (AFP / Philip Fong)
Le pasteur Akira Sato dans sa nouvelle église baptiste à Iwaki, le 26 février 2021 (AFP / Philip Fong)

 

“Nous avons beaucoup d'histoires tristes de Fukushima, mais celle-ci est encourageante”, estime Shingo. “J'espère voir le prochain chapitre à l'avenir”. Pour Hiroshi Hiyama, le Tohoku ne peut se résumer seulement à la tragédie de 2011, soulignant la beauté de la nature dans cette région et ses produits agricoles réputés. 

“L'océan là-bas, si vous trouvez le bon endroit, est à couper le souffle”, dit-il. La région aujourd'hui est aussi “la preuve de la résilience des humains. Le Tohoku n'est pas que tristesse. C'est aussi un lieu de joie”.

Chaine humaine de près de 200 personnes à Iwaki, dans la préfecture de Fukushima, le 8 mars 2014 (AFP / Str)

Récit de Sara Hussein. Traduction par Etienne Balmer. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer

 

Sara Hussein