8 janvier à l'OMS, il y a un siècle
Genève - J'étais de permanence ce soir-là et un article paru quelques heures plus tôt dans le Wall Street Journal suscitait des interrogations. Il évoquait l'émergence d'un nouveau coronavirus en Chine. C'était le 8 janvier 2020. Mais en "temps ressenti", j'aurais dit instinctivement que c'était encore bien avant, peut-être en décembre, tellement cette crise sanitaire depuis son origine dilate les durées. En fait, aujourd'hui, un siècle semble s'être écoulé: sans doute en raison de la densité des évènements qui se sont succédés et des bouleversements qu'ils suscitent dans nos vies.
Le soir du 8 janvier, j'ai sollicité l'Organisation Mondiale de la Santé. Son siège est à Genève, et nous couvrons quotidiennement ses activités et communications. C'était la première fois que l'organe onusien prenait la parole officiellement sur le sujet, alors que notre bureau de Pékin venait tout juste de commencer à écrire les premières dépêches sur un virus inconnu qui aurait surgi dans la mégalopole de Wuhan, au centre de la Chine. J'ai écrit cette dépêche, notamment sur la base des éléments communiqués par une porte-parole:
Six jours plus tard, lors du traditionnel briefing bi-hebdomadaire des agences de l'ONU à Genève, Maria Van Kerkhove, épidémiologiste de l'OMS déclarait: "Oui, c'est un nouveau coronavirus (...) Nous en sommes encore au tout début de cette situation, il y a donc des enquêtes qui évaluent la façon dont les individus ont été infectés".
Avec mes collègues, nous avons vite compris que ce virus mystérieux reviendrait au menu des questions que nous aurions à traiter à l'avenir. Mais à l'époque, d'autres sujets monopolisaient nos journées: la crise climatique, le plan de Donald Trump pour le Proche-Orient ou encore la Syrie qui n'en finissait pas de s'embourber dans l'horreur. Plus prosaïquement, nous préparions aussi la couverture du Forum économique mondial de Davos qui allait célébrer six jours plus tard ses 70 ans d'existence. Le sommet de l'élite mondiale, dans la jolie station des Grisons, s'est passionné pour les allées et venues de Donald Trump et Greta Thunberg.
Dans ce concert symphonique alpestre où les grands discours sur le climat jouaient le rôle des cuivres et la guerre commerciale sino-américaine, celui des cimbales, le virus a commencé à faire entendre sa petite musique: à peine arrivé à Davos, le directeur général de l'OMS, l'Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus a écourté son séjour pour rentrer à Genève. Nous l'avons perçu comme le signe que la crise, par sa gravité émergente, réclamait sa présence permanente au siège de l'organisation.
Le 30 janvier, à peine huit jours plus tard, le comité d'urgence de l'OMS était appelé à se réunir de nouveau. Quelque 6.000 cas étaient alors recensés dont une infime minorité hors de Chine mais "une transmission interhumaine a été enregistrée dans trois pays", insistait alors Tedros Adhanom Ghebreyesus qui, cette fois, déclarait l'urgence internationale.
Genève et plus particulièrement ce qu'on appelle la "Genève internationale" où se trouve le bureau de l'AFP, est une fenêtre sur le monde: toutes les crises internationales résonnent dans le Palais des Nations, ce vaste ensemble de bâtiments à l'architecture massive, qui abrita jadis le siège de la Société des Nations avant de devenir celui l'ONU en Europe, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale.
Dans ce dédale de couloirs marqué du sceau des troubles du monde, les catastrophes et les conflits au Yémen, au Venezuela, en Birmanie ou au Sahel sont les sujets des nombreuses communications des agences qui constituent la nébuleuse onusienne: l'OMS dont le siège est à quelques pas du Palais, le Haut-commissariat aux droits de l'Homme, le Bureau de coordination humanitaire de l'ONU, le Haut-commissariat aux Réfugiés, l'Organisation internationale des migrations (OIM), etc.
Mais leur parole, dans le cocon de Genève et d'une Suisse calme et confortable, sonne parfois comme l'écho atténué, presque feutré des horreurs de notre planète, dans une caverne aux ombres rétrécies, moins effrayantes que la triste réalité du dehors.
Pendant longtemps, c'est ainsi que l'épidémie du nouveau coronavirus m'est apparue: comme un sujet lointain, à l'importance justifiant une couverture rédactionnelle à la hauteur mais pas plus, pas moins que tout autre désordre majeur international.
Et ces quarantaines chinoises, qui aurait pu alors imaginer qu'elles se reproduiraient à Milan, Madrid, Paris ou en Californie, au coeur de nos démocraties occidentales aux systèmes de santé a priori si bien développés ?
A Genève d'ailleurs, comme l'affirmait le docteur Tedros le jour de la déclaration d'urgence internationale, l'inquiétude était plutôt liée à une diffusion de l'épidémie dans des "pays aux systèmes de santé plus faibles", et plus particulièrement en Afrique. Mais c'est finalement une autre direction que le virus allait prendre.
Lors d'une réunion fin janvier avec les représentants des Etats-membres de l'OMS, son patron lui-même, pris d'une légère quinte de toux, plaisantait encore: "Pas d'inquiétude, ce n'est pas le corona !", suscitant les rires dans l'assistance. La Chine était encore presque seule en première ligne. Au Palais des Nations, l'ambassadeur chinois Xu Chen n'avait jamais autant pris la parole.
Quand je regarde les vidéos de cette période, mon regard est celui d'aujourd'hui: la salle de presse est bondée, loin de toute idée de "distanciation sociale", des gens toussent sans que je l'ai remarqué à l'époque, d'autres se serrent la main, se donnent l'accolade. A quel moment bascule-t-on d'une réalité à une autre ? D'un monde qu'on a toujours connu à un autre, inédit, proche de la science-fiction, inquiétant aussi, un monde où l'on scrute les gestes, avec à l'esprit une pensée inquiète se glissant tout doucement dans les lézardes de nos certitudes ?
C'est lorsque l'Iran puis l'Italie ont été touchés que le basculement a, je crois, commencé à s'opérer. Les jours qui avaient précédé avaient installé une presque routine, l'OMS répétant son message d'une "fenêtre d'opportunité" à saisir, s'inquiétant du peu d'empressement de certains pays à agir et louant toujours et encore l'engagement de la Chine.
Tout d'un coup, fin février, le discours a évolué: la fameuse "fenêtre d'opportunité", élément de langage répété au fil des briefings du docteur Tedros, s'est rétrécie. Traduction: le temps presse pour se préparer avant que le virus ne gagne massivement d'autres pays. En outre, l'OMS s'inquiétait des premières transmissions sans traçabilité identifiable avec le berceau de l'épidémie: le virus commençait à se répandre d'humain à humain dans les pays initialement touchés par des cas importés.
Au bureau de l'AFP Genève, nous avons commencé à ne plus pouvoir couvrir d'autres sujets car l'épidémie de coronavirus, qui depuis quelques semaines possédait un nom: Covid-19, a progressivement rempli tout l'espace libre de nos agendas de couverture.
20% en janvier, puis 40%, 70% début février et bientôt 95% de notre activité journalistique s'est trouvée monopolisée... En l'espace de quelques jours. Le gel hydroalcoolique a fait son apparition dans le bureau. Les briefings de l'OMS, dans sa petite salle en sous-sol dédiée aux urgences internationales majeures, sont devenus quotidiens.
Et le porte-parole de l'organisation en charge de la communication sur la crise, submergé de requêtes, est logiquement devenu beaucoup plus irascible. On se surprenait alors à serrer encore quelques mains. Cependant, le salut de loin commençait à s'imposer, même si c'était avec le sourire entendu de ceux qui ne se sentaient pas tout à fait concernés.
L'explosion brutale du nombre de décès en Iran et le sentiment diffus que décidément quelque chose n'allait pas de l'autre côté des Alpes, toutes proches, nous a fait glisser dans une autre dimension, celle où un désordre mondial majeur prend tellement d'ampleur qu'il vient bientôt sonner à votre porte. Le 11 mars, Tedros Adhnaom Ghebreyesus, affirmait que l'épidémie de Covid-19 constituait une pandémie.
En puis mi-mars tout s'est définitivement accéléré et la crise sanitaire s'est installée... jusque dans la paisible Suisse, jusqu'au Palais des Nations où les réunions sont devenues virtuelles tandis que les communiqués traitant d'actualités non-estampillées Covid-19 disparaissaient dans les corbeilles de nos messageries saturées par le virus.
Et aujourd'hui ? Aujourd'hui, quid de la Syrie, du Yémen, du Venezuela ou de la RDC, de l'urgence climatique ou des réfugiés amassés à la frontière greco-turque ? Tout a été englouti par le virus planétaire. A la date du 27 mars, plus de 550.000 personnes avaient été contaminées pour plus de 26.000 décès dans le monde.
Quelques rares passants circulent encore dans les rues de la "Genève internationale". Les bâtiments onusiens sont déserts. Les correspondants de presse travaillent de chez eux, souvent avec leurs enfants privés d'écoles. Ils filment et interviewent, quand ils le peuvent, à raisonnable distance. Et nos communications internes se terminent par de nouveaux "Take care" ou "Stay safe".
Les parois de cette bulle genevoise connectée au monde ont explosé car, cette fois, c'est le monde qui, en quelques semaines, est entré avec fracas dans la bulle. Oui, ces semaines ont bien valeur de siècle. Et le temps qui nous sépare d'un retour à une relative normalité promet d'être au moins aussi long...
Ce récit a été écrit par Eloi Rouyer, journaliste de l'AFP au bureau de Genève. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer.