Alca, Raul et le dépassement de soi

Alca est un migrant vénézuélien de 26 ans, privé de jambes, un surfeur qui préfère le skateboard au fauteuil roulant. Les photos d’Alca ont valu plusieurs prix au reporter colombien Raul Arboleda, dont le prestigieux AIPS Sport Media Award dans la catégorie Sport Action, décerné en février à Budapest. Mais plus que les honneurs, ce photographe du bureau de l’Agence France-Presse à Bogota, âgé de 42 ans dont 13 à l'AFP, souligne l'impact sur son quotidien de sa rencontre avec Alfonso Mendoza, “Alca”. Depuis, chaque jour, et en particulier dans les moments difficiles, Raul pense à sa force, et se dit que "la vie est un cadeau".   

Medellin -  "Quand j'ai vu la photo d'Alca dans un journal local, j'ai cru que c'était de la magie, ou un effet Photoshop. Puis j'ai un peu enquêté et me suis dit que ce gars était incroyable, que c'était un exemple de dépassement de soi. Il démontre que les limites sont dans la tête!

Le chanteur de rap Alfonso Mendoza, alias Alca , à 25 ans, en pleine représentation dans un bus de Barranquilla, le 28 septembre 2018 (AFP / Raul Arboleda)

Comme je devais couvrir un match à Barranquilla - la ville caribéenne où vit Alca - nous en avons profité pour y aller en équipe, avec un rédacteur et un vidéaste, pour raconter son histoire. Nous avons passé avec lui deux journées intenses, l'une des expériences les plus enrichissantes qui soient. 

(AFP / Raul Arboleda)
(AFP / Raul Arboleda)

Alca devait s’exprimer devant des jeunes défavorisés de Barranquilla. Sur grand écran, les organisateurs leur ont d’abord montré un un film de lui volant en parapente, ce que la plupart d'entre nous, avec nos corps complets, ne ferions jamais. Il attendait dehors. Les enfants ne savaient pas qu'il était là. Quand il a fait son entrée, sur son skateboard, ils étaient sidérés. 

(AFP / Raul Arboleda)

Lorsqu’il a pris la parole, tous l'ont écouté très attentivement… pourtant, garder l’attention des enfants n’est pas chose facile. A la fin, ils l'ont embrassé. Ils voulaient tous se prendre en photo avec lui.

(AFP / Raul Arboleda)

Au cours du reportage, il y a eu un moment pénible: nous avions invité Alca à déjeuner et, arrivé le premier au restaurant, il s’est vu refuser l’entrée en raison de son handicap, sans avoir pu prononcer un mot. C'était très, très dur! J’étais indigné, à tel point que les gens du restaurant ont présenté leurs excuses".

Raul est resté en contact avec Alca: "Il est très content du prix et je veux le partager avec lui car, au fond, le prix c'est lui ! J'aimerais pouvoir en faire davantage et que les gens le connaissent et l'aident."

Le 27 septembre 2018, Alfonso Mendoza, "Alca", surfe à Puerto Colombia, non loin de Barranquilla, Colombie. (AFP / Raul Arboleda)

Comme Alca, près de cinq millions de personnes ont fui le Venezuela en crise depuis 2015, dont plus d’1,4 million vers la Colombie voisine. Un exode sans précédent en Amérique latine et aux multiples visages, que l'équipe de l’AFP Colombie a dépeint lors de nombreux reportages à travers ce pays grand comme deux fois la France.

Nos reporters ont rencontré des dizaines de Vénézuéliens qui luttent pour survivre, comme Richard, qui vit dans les arbres d’un parc de Bucaramanga faute de toit, ou encore Johnny, comédien au chômage, qui fait la manche à Medellin costumé en Joker. 

Johnny Tales, vénézuélien, tente de survivre comme "Joker" à Medellin, le 29 octobre 2019 (AFP / Joaquin Sarmiento)

 

Vénézuéliens dans un champ de coca, 9 février 2019 (AFP / Luis Robayo)

Eduar, lui,  s'écorche les mains à récolter la coca, matière première de la cocaïne, dans la dangereuse région du Catatumbo. 

Raul Arboleda a couvert plusieurs de ces histoires d’exil, si "fortes" : "Une fois, à la frontière, j'ai eu les larmes aux yeux - peut-être parce que j'ai un petit de trois ans - lorsque nous avons vu des enfants, les plus touchés par la crise (...) jetés dans des camions comme des poulets.  

10 février 2019, Norte de Santander, Colombie, non loin de la frontière vénézuélienne, des migrants tentent de monter dans un camion (AFP / Raul Arboleda)
(AFP / Raul Arboleda)

Le reportage sur ces femmes migrantes, policières, professeures, etc. qui en sont réduites à se prostituer, à offrir leur corps à des dissidents de l'ex-guérilla des Farc, a été aussi très perturbant. Ce pourrait être nos soeurs, nos compagnes..."

17 octobre 2018, à Bogota, interview d'une femme vénézuélienne, Pamela, 20 ans, contrainte de se prostituer pour survivre (AFP / Raul Arboleda)

En près de vingt ans de photo, Raul a aussi largement couvert la violence de la guerre interne et des narcotrafiquants, allant jusqu'à recevoir des menaces des gangs quand il travaillait à Medellin, ancien fief d'Escobar. 

"Ils m'appelaient. J'avais peur pour ma famille, mon épouse, ne savais comment les protéger. Je voyais passer une moto et me demandais à quel moment ils s'en prendraient à moi. C'est usant émotionnellement!"

La peur était aussi au rendez-vous lors de la semaine passée dans un campement de la guérilla de l'ELN (Armée de libération nationale, guévariste) en pleine jungle, avec Hector Velasco pour le texte et Luis Robayo pour la vidéo.

Dans la jungle du département du Choco, avec la guérilla de l'ELN, le 23 mai 2019 (AFP / Raul Arboleda)

"Nous savions que nous étions en danger, tout le temps. A 18h00, la nuit tombait et nous devions la passer dans nos hamacs. L'obscurité était totale et elle s’accompagnait de l'angoisse des bombardements, du bruit des avions qui nous survolaient à très basse altitude… Les guérilleros disaient: +Ils arrivent, ils arrivent+ Je pense que nous n'aurions pas supporté une nuit de plus."

26 mai 2019, en reportage avec des membres de la guérilla de l'ELN dans le département colombien de Choco (AFP / Raul Arboleda)

Raul, a parfois besoin de décompresser après des couvertures difficiles, même s’il aime aussi l”adrénaline qu’elles procurent: en nageant, en écoutant du rock métal ou encore en jouant sur sa batterie: “pour moi, la musique est thérapie.  Quand je joue, ce que j'ai vécu traverse mon esprit et ça me libère", dit Raul, pour qui la photo est une “passion”.

"Je ne mitraille jamais d'entrée, je cherche d'abord à gagner la confiance en parlant, parfois sans sortir l'appareil photo. Pour moi, l'une des valeurs les plus importantes en journalisme, c'est d’amener les gens à s’ouvrir sans y être forcés"  Et en photographie, il aime raconter leurs histoires en partant "des détails les plus infimes jusqu'à capter +the big picture+, l'ensemble."    

"Ma mission dans la vie ? Être une fenêtre sur les histoires auxquelles peu de personnes ont accès, voire qui peuvent paraître inimaginables”. Comme celle d’Alca.   

Propos reccueillis par Florence Panoussian, directrice du bureau de l'AFP à Bogota. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer à Paris.