La montagne est à lui
Saint-Colomban-des-Villards, Savoie -- Pas de limite de temps. On allait retrouver un berger sur sa montagne et passer quelques jours avec lui en plein été. Deux au moins, mais au fond autant qu’il le faudrait.
Pas d’angle prédéterminé, l’idée plutôt de raconter le temps long. Jusqu’à l’ennui possiblement. S’imprégner des odeurs, des bruits, du paysage, être à l’affût mais sur un mode contemplatif.
Un luxe rare pour des agenciers.
Jeff, mon collègue photographe, avait rencontré Gaétan en juin, pour l’arrivée des 1.300 brebis par camion depuis leur élevage près d’Arles, et leur dispersion au bas du col du Glandon, dans le sud des Alpes.
Le ministère de l’Agriculture nous avait fourni une liste de bergers assez récemment sortis de l’école. On avait procédé par élimination. En fonction du lieu, mais aussi du contexte.
Les Alpes, parce que c’est là où l’on trouve les plus grandes transhumances. Et les moutons, plutôt que des vaches, parce qu’ils correspondent peut-être plus à l’idée qu’on se fait de la transhumance.
Nous avons eu l’idée d’un reportage photo sur toute la saison, entre juin et fin octobre.
La voiture garée au col, on se répartit les charges.
Chacun son duvet. Des courses pour plusieurs jours. Du vin pour notre hôte et tout le matériel photo de Jeff.
Chargés comme des baudets, nous partons sur un sentier de randonnée jusqu’à la cabane. Une heure de montée.
Gaétan, barbichette noire et béret basque, nous y retrouve.
Nous a-t’ il vu arriver? « Non, je l’ai senti ». Et il peste contre ses brebis, qui profitent de son absence pour se disperser un peu partout sur le versant raide, recouvert de myrtilliers. « Ah les connasses… » Entrée en matière.
Le temps de poser les sacs, nous dévalons la pente jusqu’au jeune berger de 24 ans reparti aussitôt. Début de l’entretien. Il finit par éteindre son transistor à piles. « Je capte bien. France Inter toute la journée. »
Le temps s’étire.
Une brebis se fracture une patte dans un pierrier, c’est l’événement du jour. Du mois, nous confirme le berger. L’animal semble sonné, affolé. Gaétan lui fait une attelle. La blessée ne survivra pas à sa mobilité réduite, dévorée par un loup de passage une dizaine de jours plus tard.
Mais pour l’heure, nous la laissons se reposer et suivons le troupeau parti chercher « du net », de l’herbe sur laquelle il n’est pas encore passé.
« Il faut laisser croire aux brebis qu’elles sont libres, tout en étant contraintes », explique le berger.
Je commence à voir, très bien, ce qu’il veut dire.
On tourne en rond, on monte, on descend au rythme des bêtes, ça donne le tournis, comme une errance interminable, une pérégrination contre-intuitive quand on est habitué à faire de la montagne, d’avoir un sommet pour objectif. Je reviens d’une course en altitude sur glacier et Jeff est bon marcheur.
Nous remontons enfin à la cabane.
Le troupeau rentre lentement dans le parc, tout proche.
Gaétan fait chauffer de l’eau qu’il verse dans un thermos, pour faire un plâtre à la brebis blessée, restée seule.
Nous redescendons aussitôt la pente en courant derrière lui. Les soins terminés, nouvelle course en remontée, essoufflés.
Il fait presque nuit. Repos. Randonneurs et rares alpinistes, croisés dans la journée, sont partis. La montagne est toute à nous.
Gaétan se mue en cuisinier. Et en vrai Mac Gyver. Il pioche des radis plantés en début de saison. On époussette la terre et on croque. Tous petits mais goûtus.
Il fait un feu à l’extérieur dans un « four » qu’il a bâti de quelques grosses pierres. Il coupe du bois à la hache. Il enfourne une tarte aux myrtilles maison. Un verre à la main, nous regardons la lumière disparaître.
Coquillettes de son stock, avec fondue d’oignons, crème et lardons qu’avons monté. Repas de fête. Un robinet déverse dans l’évier de l’eau du glacier, situé plus haut dans la pente, par un assemblage « maison » de tuyaux. Gaétan en accumule dans de gros contenants sur un côté de la cabane, elle chauffe gentiment au soleil pour les jours où il se douche. « Parfois les touristes passent à ce moment précis, tant pis pour eux », dit-il d’un rire goguenard.
Il a aussi construit des toilettes sommaires sous une bâche. Une planche trouée au-dessus d’un seau.
Rincés, on grimpe dans la mezzanine de la petite cabane. On se couche en rang d’oignons, comme dans un refuge. Fin de la première journée.
Lever 6h30. Plusieurs cafetières plus tard, nous assistons au rituel du sel distribué au troupeau pour les mettre en appétit. Grosse chaleur et promenade lente.
A 15 heures, le ciel tourmenté se charge et l’orage éclate.
Sous des rideaux de pluie, le troupeau devient invisible.
Nous nous abritons dans une grotte formée d’énormes blocs de pierre, mangeons un morceau de chocolat, attendons que l’horizon s’ouvre. Réjouissantes ces lumières changeantes sur la montagne et le lac en contrebas.
Quand nous quittons Gaétan, les adieux sont brefs. Jeff le retrouvera à l’automne.