De Russie... avec le sourire

Nijni Novgorod (Russie) -- Mon chauffeur de taxi, Sergueï, insistait pour me conduire à un endroit où je ne le lui avais pas demandé de m’emmener.

Avec sa carrure de taureau, son crâne rasé et son mètre quatre-vingt-dix, il a dirigé sa voiture sur les bords d’un lotissement, s’est garé avant de sortir du véhicule et de me demander mon téléphone portable.

C’était mon deuxième jour de couverture du Mondial en Russie.

La lune prise derrière un lampadaire ayant la forme d'un ballon de football, près du stade de Nijni-Novgorod, le 26 juin 2018, pendant le Mondial-2018. (AFP / Johannes Eisele)

Je voulais visiter le stade, flambant neuf pour un coût de 290 millions de dollars, qui devait accueillir six matchs.

Mais Sergueï avait une autre idée en tête.

« Ne vous inquiétez pas, ça ne prendra pas dix minutes », m’a-t’il affirmé, pendant que j’essayais de comprendre où nous nous trouvions et si je pourrai m’en échapper facilement le as échéant.

Il a alors pointé du doigt vers un petit mur, et derrière vers la plus belle vue du stade qu’on puisse trouver dans toute la ville. Puis avec l’appareil photo de mon téléphone, il a saisi des images souvenir.

Nijni Novgorod et son stade, derrière la rivière Oka avec la Volga à droite. Juin 2018. (AFP / Johannes Eisele)

Pour couronner le tout, après la visite du stade, il m’a ramené à mon hôtel en insistant pour un nouvel arrêt, cette fois pour me faire découvrir la bière locale. « La meilleure du coin », a-t’il claironné avec un grand sourire.  Mes tentatives pour lui en offrir une se sont heurtées à un refus poli, au motif qu’il conduisait.

En une virée de 30 minutes à travers la ville, la gentillesse et l’enthousiasme de Sergueï ont fait s’envoler toutes les interrogations que j’avais encore à la perspective d’un séjour d’un mois en Russie. Elles m’ont aussi donné un avant-goût de ce à quoi m’attendre et fait honte d’avoir imaginé le pire. 

Le stade de Nijni Novgorod avec la cathédrale Alexandre Nevski devant, juin 2018. (AFP / Johannes Eisele)
Les joueurs de l'équipe de France s'entraînent dans le stade de Nijni Novgorod le 5 juillet 2018, à la veille de leur quart-de-finale contre l'Uruguay. (AFP / Franck Fife)

Etant donné le mauvais état des relations entre la Russie et une bonne partie du monde occidental, il était naturel que les citoyens de ce dernier aient craint de faire le déplacement. J’ai eu la franche impression qu’ils se trouvaient en infériorité numérique par rapport aux fans sud-américains.

Pour un passionné de foot comme moi, une telle couverture a toujours été une perspective exaltante. Mais avant de m’embarquer pour la Russie les avertissements de mes proches ont surclassé les marques d’enthousiasme. Je suis britannique et les relations entre nos deux pays sont exécrables en ce moment. 

Sur les bords de la Volga, à Nijni Novgorod, le 5 juillet 2018. (AFP / Dimitar Dilkoff)

Les Russes ont l’habitude de demander : »Otkouda ? » (D’où êtes-vous ?) aux gens qu’ils rencontrent.

Je m’y étais préparé, entraîné même.

Et à mon arrivée j’ai répondu avec toute l’assurance possible : « Ya Irlandski » (Je suis Irlandais). Personne ne trouverait à y redire, tout le monde adorant les irlandais, parce qu’ils incarnent l’opposé de mon pays natal.

Après quelques jours, rassuré par le bon accueil qu’on m’avait réservé, j’ai rétabli la vérité avec « Ya Angliski ». Et je n’ai pas cessé de le revendiquer depuis. Je me suis même amusé avec. Parce que l’accueil des Russes a été fantastique.

Supporter de l'équipe de Russie, Moscou, 1er juillet 2018. (AFP / Konstantin Chalabov)

Les efforts des habitants de Nijni-Novgorod ont été remarquables, allant d'une indulgence amusée face aux tentatives maladroites d’un étranger de s’essayer à la langue russe – je ne sais toujours pas ce qu’il y a de si drôle quand je demande un sac dans un supermarché, mais si j’étais comédien je garderai certainement ce numéro en poche-, à la prévenance d’une babouchka dans un musée m’avertissant des risques que je courrais à marcher avec un lacet défait, ou des efforts déployés pour qu’un collègue attrape un taxi.

Vendeur de boissons ambulant dans le centre de Nijni Novgorod, le 4 juillet 2018. (AFP / Mladen Antonov)

L’engouement pour la Russie a remplacé la crainte que nous en avions. Et chacun de s’émerveiller sur la propreté des rues, sur le fait que personne ne se fasse écraser en descendant à l’arrêt du tram au milieu de la rue, et sur la qualité des restaurants géorgiens et ouzbeks.

J’ai entendu des considérations identiques dans la bouche de collègues se trouvant dans d’autres villes mais l’accueil que j’ai reçu à Nijni Novgorod avait une saveur particulière.

Statue de Lénine. Nijni Novgorod, 19 juin 2018. (AFP / Johannes Eisele)

La ville était « fermée » à l’époque soviétique, c’est à dire interdite aux étrangers. Les habitants se rappellent qu’avant 1991 les touristes obtenaient une vue fugitive de cet endroit mystérieux dans des croisières nocturnes sur la Volga jusqu’à Strelka, l’endroit où elle rencontre l’Oka, la rivière qui traverse la ville.

La légende veut que jusqu’en 1970 il n’existait pas de plan des rues de la cité.  

Chaque incursion dans la ville peut se transformer en voyage dans ce passé. Comme ce lieu célèbre qu’est le minuscule appartement qu’occupait le dissident soviétique et prix Nobel de la paix Andreï Sakharov dans les années 1980.

Dans le musée Sakharov à Nijni Novgorod (Photo courtesy of David Harding)

Ses moindres faits et gestes étaient surveillés, et son domicile fouillé régulièrement pour empêcher toute forme de contact avec l’étranger. L’endroit, transformé en petit musée, fait face à un McDonald’s.

Policiers en faction dans une rue de Nijni Novgorod. 4 juillet 2018. (AFP / Mladen Antonov)

Une vision étonnante pour un touriste, mais sans doute pas autant que celle des habitants devant l’échantillon de visiteurs qui a envahi leur ville pendant le Mondial.

Et quel échantillon. Quelqu’un qui ne serait jamais sorti de Nijni et se ferait une opinion des visiteurs sur la seule observation de leur aspect en tirerait la conclusion que les Suédois passent leur journée dans des t-shirts jaunes, match ou pas...

(AFP / Dimitar Dilkoff)

...que les croates se déplacent en groupes, y compris pour le petit-déjeuner ; que les Argentins sont des personnages tragiques (ce qui est peut-être vrai) ...

Fans argentins dans le centre de Nijni Novgorod le 5 juillet 2018, à la veille du quart-de-finale France-Uruguay. (AFP / Kirill Kudryavtsev)

...et que les Panaméens sont les gens les plus heureux du monde (ce qui est aussi sans doute vrai ).

Un supporter du Panama avant le match contre l'Angleterre, à Nijni Novgorod, le 24 juin 2018. (AFP / Johannes Eisele)

Les habitants m’ont assuré que cet afflux de visiteurs n’avait généré aucun problème. « J’imagine que les gens d’une autre génération ne sont pas aussi ouverts que nous le sommes », a dit Ksenia, une jeune russe de 27 ans parlant trois langues. « Pour eux c’est plus difficile de parler avec des étrangers, mais pour nous c’est beaucoup plus facile ».  

Enfants jouant au foot sous l'oeil d'une statue de Lénine, à Nijni Novgorod, le 1er juillet 2018. (AFP / Johannes Eisele)

Ivan, 35 ans, a expliqué pour sa part que le problème venait plus de la diversité des langues que du mélange avec des étrangers : « Beaucoup de temps est passé depuis l’époque où la ville était fermée ».

En tout cas, même les russes ont remarqué la différence.

Le quotidien Vedomosti s’est félicité de voir des Russes souriants et joyeux, en se demandant ce qui se passerait après le départ du « cirque » du Mondial le 15 juillet.

Supporters russes. Nijni Novgorod, juin 2018. (AFP / Dimitar Dilkoff)

Pour ceux qui y ont brièvement séjourné, comme moi, ça a été comme de vivre dans une jolie bulle confortable.

Un moment au cours duquel vous vous levez le matin en pensant moins aux mauvaises nouvelles qui surviennent dans le monde qu’au plan de jeu qu’adopteront ce jour-là  la Suisse, le Sénégal ou la Corée du sud. 

Bien sûr, j’ai suffisamment de métier pour savoir que ce sentiment ne durera pas, et qu’aussitôt rentrés à la maison une controverse, quelque qu’elle soit, concernant le Mondial éclatera, et qu’il faudra plus qu’un arbitrage vidéo pour que le pays hôte et ma patrie se réconcilient.

Mais pour ces quelques semaines de foot, ce séjour aura été ce que personne n’envisageait : un vrai plaisir.

Jeu d'enfants sur un char T-34 de l'époque soviétique, au musée militaire de Nijni Novgorod, le 21 mai 2018. (AFP / Mladen Antonov)

 

David Harding