Le Mondial de Ramzan
Grozny, Tchétchénie (Russie) -- Quand l’équipe égyptienne de football a tenu son premier entrainement dans le stade de Grozny, le président tchétchène a fait le déplacement.
Mais la star de l’équipe, Mohamed Salah, était absente pour des soins à son épaule. Qu’à cela ne tienne, l’homme fort de la Tchétchénie est allé le chercher.
Ramzan Kadyrov tenait visiblement beaucoup à une photo à ses côtés.
Quand on marche dans les rues de Grozny, difficile d'imaginer que la ville hôte de l'équipe égyptienne pour la Coupe du monde a été décrite en son temps par l'ONU comme “la plus dévastée” dans le monde, après deux guerres dans les années 90 et le début des années 2000 entre les Russes et des groupes tchétchènes indépendantistes.
De Beyrouth, je me suis retrouvé dans la capitale de cette petite République du sud-ouest de la Russie pour suivre l'équipe égyptienne dans son camp de base, où elle s’entraînait pour sa première Coupe du monde en 28 ans.
De l'aéroport à l’hôtel, situé dans le centre-ville, les rues et les murs sont couverts d’affiches de trois figures incontournables : le président russe Vladimir Poutine, le président tchétchène Ramzan Kadyrov et le père et prédécesseur de ce dernier Akhmad Kadyrov.
Le message est clair : l’alliance et la coopération sont fortes entre le pouvoir central de Moscou et l’administration locale, qui dirige d’une main de fer cette province riche en pétrole.
Akhmad Kadyrov (ou Akhmat selon la prononciation tchétchène) est mort dans un attentat en 2004, revendiqué par les islamistes dont il était devenu l’ennemi mortel. Son fils fait toujours la chasse à ceux qu’il qualifie de “démons”.
Dans cette république russe, qui a payé cher ses velléités sécessionnistes dans des conflits ayant fait des dizaines de milliers de morts, presque tout est lié au président. Et son nom inspire la peur à chaque fois qu’il est prononcé.
Ramzan Kadyrov est le centre de gravité de tous les spectres de la société : politique, défense, économie, religion, social, arts et... sports.
En revanche, tous les principaux monuments de la ville, toujours en phase d’une reconstruction partie de zéro, arborent le nom de son père "Akhmat". La mosquée Akhmad Kadyrov, construite en 2008 entre de grandes avenues, surnommée le “cœur de la Tchétchénie”, est la plus grande du continent européen.
Non loin, la “tour Akhmat”, également présentée comme la plus grande d’Europe, affiche des photos du président aux côtés du prince héritier d'Abou Dhabi, Cheikh Mohamed bin Zayed Al Nahyan, signe des bonnes relations politico-économiques entre la Tchétchénie et les Emirats Arabes Unis, l’un des investisseurs dans l’hôtel de la délégation égyptienne, “The Local”.
A quelques mètres, le stade "Akhmat Arena" peut accueillir 30.000 spectateurs. C’est le siège du premier club de football de Tchétchénie, dont le nom est passé de Terek Grozny à ... « Akhmat Grozny ». À l’entrée, deux portraits géants de Poutine et du président tchétchène défunt.
C’est là que les Pharaons, l'équipe égyptienne, a démarré son premier entraînement, en l’absence de son attaquant star Mohamed Salah. Il est resté avec l’équipe médicale pour soigner une blessure à l’épaule contractée lors de la finale de la Ligue des Champions entre son club de Liverpool et le Real Madrid.
Ramzan Kadyrov est entré dans le stade devant quelque 8.000 spectateurs munis de billets spéciaux pour assister à l'entraînement des Pharaons. "Akhmat sila, Akhmat sila" scande la foule (“Akhmat est la force”). Et leur leader de répondre en levant haut le poing.
Mais cet amateur d’arts martiaux sort brusquement du terrain. Tout le monde le croit parti pour de bon. C’est pour mieux réapparaître, moins d’une demi-heure plus tard, tenant à son bras la star Salah, au grand plaisir des fans du joueur "musulman".
"Akhmat sila, Akhmat sila" crie-t-on de nouveau. La star de Liverpool, devenue un modèle pour toute une génération, adulé mondialement pour son apparente modestie, son exemplaire esprit d’équipe et son sens de la charité, affiche un sourire gêné.
Une photo, deux hommes... L’image fait le tour du monde.
Les organisations de défense des droits de l'homme accusent son régime de pratiques brutales, d’actes de torture contre ses opposants, de violences à l’encontre des homosexuels, et d'aller jusqu’à violer les lois fédérales russes pour satisfaire un conservatisme religieux musulman.
Tout le monde en Tchétchénie connaît Salah bien sûr mais aussi l'Egypte. Beaucoup de jeunes vont étudier la charia islamique à l'Université d’Al-Azhar, la plus prestigieuse institution de l’islam sunnite. Ces étudiants prononcent fièrement quelques mots en arabe, la langue originelle du Coran.
Dans les endroits où je suis passé à Grozny, j’ai réentendu à plusieurs reprises le slogan “Akhmat sila, Akhmat sila”, lancé surtout devant les visiteurs étrangers. Le slogan préféré des habitants de Grozny mêle le nom de l'ancien président à la force physique, particulièrement glorifiée par les Tchétchènes.
Dans les rues on voit peu d’hommes, y compris parmi les plus jeunes garçons, en surpoids ou maigrelets. Leur solide corpulence et des traits fermes sont le résultat d'exercices physiques pratiqués depuis tout jeune avec la lutte, le sport national, et des sports semblables. Kadyrov est souvent accusé d'encourager les enfants à la violence à travers la pratique de sports extrêmes.
Parmi les monuments les plus importants de Grozny figure le Colosseum (ou “Colisée”), un grand complexe sportif faisant la part belle aux sports de combat. A l'intérieur, le club "Sports de combat Akhmat” est particulièrement prisé. Les champions de ce club, qui se succèdent de génération en génération, sont de grandes stars locales.
J’avance avec mon collègue le photographe Karim Jaafar les pieds nus, dans la salle ou les murs sont décorés par des posters dédiés à ces champions. Le président Kadyrov y figure souvent à leurs côtés, en tant que spectateur, participant, ou semblant donner des instructions.
Physiquement, tous ces champions se ressemblent : un cou solide, de larges épaules, une barbe touffue, un air grave, des vêtements pudiques.
Grozny adhère clairement à une tradition très conservatrice.
Dans les premiers jours de notre couverture, un confrère égyptien travaillant pour un média international nous a raconté un incident qui allait nous être utile à tous.
Il se baladait dans la capitale tchéchène quand il a été interpellé par les passants. Vu qu’il ne comprenait ni le russe ni le tchéchène, il a cru qu’on lui souhaitait la bienvenue. Mais non ! Les regards étaient plutôt durs. Il a compris après qu’on montrait ses jambes, car il portait un bermuda. Il a rapidement décidé d’acheter de longs et discrets pantalons.
A Grozny, les touristes ne trouvent ni alcool (interdit par la religion), ni jeunes couples se baladant main dans la main, ni boîte de nuit.
A Grozny, j’ai l’impression que la ville est sure, peut-être à cause d’yeux que je soupçonne partout en train de me surveiller ? Ou suis-je devenu paranoïaque car les agents de sécurité sont partout ?
Devant quasiment toutes les entrées de bâtiments, des policiers ou agents de sécurité, en uniformes en tenue civile, font la garde avec un pistolet d’un côté, un talkie-walkie de l’autre.
Devant notre hôtel, il y avait un policier armé d'une mitrailleuse. Il ne souriait pas beaucoup. Etait-il là pour nous protéger ou nous surveiller ? Ou les deux ?
La couverture médiatique du séjour de l'équipe égyptienne a été frustrante. Impossible en effet d'interroger les joueurs, en particulier Mohamed Salah, au motif que les règlements de la FIFA l’interdisent. Lorsqu’on essayait d’intercepter un joueur sur le terrain ou avant de commencer l'exercice, il déclinait l’invitation par crainte d’être sanctionné par la direction de l’équipe. Même les journalistes du site de la FIFA se plaignaient de ces restrictions.
Difficile aussi de communiquer avec la population, à cause de la barrière de la langue. Il faut parler russe ou tchétchène pour entrer en contact avec le chauffeur de taxi ou la serveuse du restaurant. Heureusement, à Grozny comme n’importe où dans le monde, les applications mobiles de traduction nous ont permis de se débrouiller.
La veille de leur départ, Salah et ses coéquipiers ont eu droit à un dîner présidentiel, au milieu d’impressionnantes mesures de sécurité. Le président Kadyrov a fait de l’attaquant des Reds un citoyen d'honneur de la Tchétchénie…
Ce billet de blog a été traduit de l'arabe par Aziz El Massasi au Caire.