Les archives du crime

Ludwigsbourg, Bade-Wurtemberg (Allemagne) -- A l'entrée de la pièce, en haut d'une armoire en métal, un petit écriteau plastronne: "Au 31/12/2017: 1.735.362 fiches. Ajoutés au cours des quatre derniers mois: 1.111 noms". 

Ces fiches cartonnées qui dorment dans l'obscurité des armoires, contiennent les noms d'Adolf Hitler, de Joseph Goebbels, d'Adolf Eichmann et des centaines de milliers de criminels impliqués dans le régime nazi, jusqu'aux plus "simples" exécutants de la machinerie nazie: des gardiens, des comptables, des hommes, parfois encore des gamins, des femmes employés à tout faire dans les camps d’extermination. 

Jens Rommel et son équipe de juristes y ajoutent de nouvelles fiches, chaque mois, 73 ans après la chute du 3e Reich. Des noms débusqués dans les archives des camps et aux quatre coins du monde, en Amérique du Sud notamment, où se réfugièrent de nombreux nazis après-guerre.

La fiche de Josef Mengele, médecin employé à Auschwitz, où il a gagné le surnom d'"ange de la mort" à cause de terribles expérimentations sur des déportés. A l'Office central pour l'élucidation des crimes du national-socialisme, Ludwisbourg, 19 avril 2018. (AFP / Thomas Kienzle)

Ces juristes sont chargés par les 16 Länder allemands de rechercher les nazis encore en vie pour les traduire en justice, quand ces vieillards peuvent encore en supporter la charge.

Nous sommes à l'Office pour l’élucidation des crimes nazis à Ludwigsbourg, aux portes de Stuttgart.

Procureur, Jens Rommel a pris la tête de cette institution unique il y a trois ans. Mes Collègues et moi-même y sommes libres de travailler, avec pour seul impératif de terminer le tournage dans les salles d’archives avant 16h, fin de la journée de travail de l’employé qui règne sur cette masse de documents, témoins du plus grand des crimes de l’Allemagne. 

Jens Rommel répond patiemment à toutes mes questions et ne cache rien des heures les plus sombres de l’Allemagne.

Cette volonté de transparence est rare en ces temps d’ultra-contrôle de la communication, en particulier institutionnelle.

La chancelière allemande Angela Merkel dépose une gerbe au mémorial du camp de concentration de Dachau, le 3 mai 2015, pendant une cérémonie célébrant les 70 ans de sa libération par les forces américaines, le 29 avril 1945. (AFP / Christof Stache)

Je vis depuis 17 ans en Allemagne et j’ai jusqu’ici abordé l’Holocauste et le nazisme avant tout sous l’angle des victimes et du souvenir. Jamais sous celui des bourreaux.

Etudiante, je me suis rendue à Auschwitz, puis à Buchenwald peu après mon installation à Berlin. J’ai aussi suivi la chancelière Angela Merkel en visite à Dachau, en 2015 lors d’une cérémonie émouvante, à l’occasion des 70 ans de la libération de ce camp.

Quand on vit en Allemagne, ce crime indicible vous hante au quotidien parce qu’il est partout et là tout le temps. A Berlin, il suffit de prendre le S-Bahn jusqu’au terminus d’Oranienburg puis de monter dans un bus pour se retrouver au coeur de l’industrie de la mort, au camp de concentration de Sachsenhausen.

Entrée du mémorial du camp de concentration de Sachsenhausen, avec l'inscription "Le travail rend libre". Orianenbourg, 3 septembre 2010. (AFP / Johannes Eisele)

En cet après-midi où le printemps se déploie majestueusement, Jens Rommel ouvre les tiroirs de ces archives.

Nom: Eichmann

Prénoms: Adolf, Otto

Né le 19 mars 1906 à Solingen

Directeur du RSHA (Bureau central de sécurité du Reich, ndlr) Service IV B4, affaires juives, évacuations.

Le criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, au premier jour de son procès en Israël, à Jérusalem, le 11 avril 1961. Il sera condamné à mort en décembre et exécuté en 1962. (AFP / -)

S'en suit le détail de toutes les fonctions occupées par le grand ordonnateur de la Shoah, tapées à la machine avec cette encre noire qui cède peu à peu au temps.

La fiche cartonnée se termine par la condamnation à mort d'Eichmann et son exécution en Israël. 

Je la lis. Elle ne dit rien de ces gens arrachés à leur vie par les griffes nazies, les coups de poing frappés aux portes des appartements, les gens rassemblés dans la rue, dans les trains, à l'entrée des chambres à gaz. 

Mais comme toutes les autres elle nous plonge dans l'horreur absolue. L’ensemble nous révèle l’ampleur du crime. La salle d’archives est remplie d’armoires en métal, dont chacune contient quelques centaines de milliers de fiches. 

On aurait pu numériser cette masse de documents. Au plus, elle occuperait un ou deux disques durs d’ordinateur. Mais l’Allemagne a fait un autre choix.

Alors que mes collègues de la photo et de la vidéo sont occupés à des réglages de lumière avec Jens Rommel, j’en profite pour découvrir le reste de la pièce, ainsi qu’une autre salle où sont rangés les auditions de témoins, les comptes rendus de procès, les actes d’accusation, établis quand les Allemands, tardivement, ont commencé à regarder leur passé en face et à demander des comptes à leurs parents.

Je ne résiste pas à l’envie d’examiner tiroirs et boîtes, discrètement. Ils renferment des noms complètement inconnus, des sous fifres du nazisme, sans doute.  

Je regarde vers le plafond, vers le sol, partout. Partout, des noms, des lieux.

Je suis envahie par un profond malaise. Plus d’un million de fiches qui me font prendre conscience de ce qu’Hannah Arendt a si justement décrit en suivant pour le New Yorker le procès d’Eichmann à Jérusalem: la banalité du mal.

Chacun n’était qu’un maillon de la chaîne de commande bureaucratique. Eichmann n’était qu’un médiocre et zélé fonctionnaire. Combien de ces fiches portent les noms de personnages médiocres, qui ont refusé de réfléchir à leur implication morale dans le génocide? 

Oskar Gröning, 94 ans, ancien officier SS et comptable au camp d'extermination d'Auschwitz, au tribunal de Lunebourg, le 15 juillet 2015, lors de sa condamnation à quatre ans de prison pour complicité dans le meurtre de 300.000 juifs. La justice allemande a ordonné son incarcération pour purger sa peine le 29 novembre 2017. (AFP / Tobias Schwarz)

Il faut prendre un S-Bahn à la gare de Stuttgart, puis un bus pour atteindre l'Office de Ludwigsbourg. Par les fenêtres défile un coin d'Allemagne qui fleure bon le plein emploi, à l'ombre des magnolias en fleurs. 

Les rues sont paisibles en cet après-midi de semaine où l'on travaille dur, du lundi au vendredi, dans cette région de Souabe où les habitants sont réputés pour compter leurs sous. 

Les chaises de jardin avec coussins à rayure sont sorties dans les jardins proprets qui s'avancent sur des allées où les enfants rentrent de l'école à vélo, casque de protection vissé sur la tête, et où les femmes au foyer promènent les bébés dans les landaus. 

L’endroit incarne à la perfection cette Allemagne sortie honteuse et anéantie de la Guerre, qui s’est retroussé les manches pour se relever au point de devenir une puissance économique riche, organisée, fiable. Cette Allemagne qui s’est voulue aussi une démocratie exemplaire. Jusqu’à être rongée par ses démons. 

Réplique d'un ancien bureau de l'Office chargé de rechercher les anciens nazis pour les traduire en justice. Ludwigsbourg, 3 septembre 2013. (AFP / Thomas Kienzle)

Aux dernières élections législatives, plus de 90 députés d’extrême droite de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) ont fait leur entrée au Bundestag. Anti-réfugiés, anti-islam, anti-Merkel, on a déjà tant écrit sur l’AfD mais rien pour le moment ne semble arrêter ce parti xénophobe dans sa course. Quelque chose a changé en Allemagne.

Comme le 27 janvier, anniversaire de la libération d’Auschwitz et journée de commémoration de l’Holocauste. Il est de tradition ce jour-là, et pendant qu’il est encore possible de le faire, que les députés invitent un ou une survivante de la Shoah à s’exprimer à la tribune. Simone Veil y était conviée en 2004.

Cette année, c’est Anita Las­ker-Wallfisch, née en 1925, qui est entrée dans la salle plénière au bras du président de la République, Frank-Walter Steinmeier.

Dans un discours d’une force incroyable, elle a rappelé que « la haine est un poison », qui finit toujours par empoisonner celui qui s’y abandonne. Elle a parlé des portes hermétiquement closes de la plupart des pays quand les Juifs ont fui l’Allemagne après 1933. Et remercié l’Allemagne pour son geste si généreux, en 2015, quand elle a ouvert grand ses portes à un million de réfugiés, syriens pour beaucoup. 

Le président allemand Frank-Walter Steinmeier accompagne la survivante du camp d'Auschwitz, Anita Lasker-Wallfisch, lors de la cérémonie annuelle en souvenir des victimes de l'Holocauste qui se tient au Bundestag. Berlin, 31 janvier 2018. (AFP / John Macdougall)
Anita Lasker-Wallfisch, survivante d'Auschwitz, reçoit l'hommage des députés du Bundestag, le 31 janvier 2018. (AFP / John Macdougall)

 

Après son intervention, l’ensemble des élus du peuple s’est levé pour l’applaudir très longuement. Imaginez plus de 700 députés, Angela Merkel et tous les membres de son gouvernement, debout, applaudissant des minutes durant cette vieille dame déportée à Auschwitz qui, grâce à son amour du violon a rejoint l’orchestre du camp et dont les parents ont été gazés en 1942.

L’un de ces élus, Hansjörg Müller de l’AfD, pourtant, est d’abord resté assis. Seul. Il a fini par se lever mais a ostensiblement refusé d’applaudir la survivante de la Shoah. En Allemagne! 

Un jour, à l’issue d’un énième « dérapage » ou provocation d’un élu AfD, une collègue allemande de l’AFP m’a dit: « Certains propos de l’AfD n’auraient jamais été possibles il y a quelques années encore ». On se permet à nouveau des choses en Allemagne. 

Jens Rommel, procureur et responsable de l'Office pour l'élucidation des crimes nazis, dans la salle des archives, le 19 avril 2018, Ludwigsbourg. (AFP / Thomas Kienzle)

Jens Rommel appartient à ma génération, celle qui n’a rien connu de ces horreurs, et dont les parents eux-mêmes n’ont rien connu. Il dit n’avoir « aucun lien biographique » avec les bourreaux ou les victimes. 

Mais il a souhaité prendre la tête de cette institution, pour examiner, humblement, et avant qu’il ne soit trop tard, « ce que le droit peut encore faire » pour juger les criminels.

C’est l’une des raisons qui m’ont poussée à faire ce reportage: examiner le rôle si particulier du juge dans la Cité.

Jens Rommel évoque le "devoir politique et moral de l'Etat allemand d'élucider" les crimes nazis, « pour les victimes ». 

Pendant le procès de Nuremberg, en 1946, avec de gauche à droite au premier rang: Hermann Göring, Rudolf Hess, Joachim von Ribbentrop, Wilhelm Keitel, Ernst Kaltenbrunner, et au deuxième: Karl Dönitz, Erich Raeder, Baldur Von Schirach, Fritz Sauckel. (AFP / Stringer)
Friedrich Engel, 93 ans au moment de sa condamnation en 2002 par un tribunal de Hambourg à sept ans de prison pour sa co-responsabilité dans la mort de 59 prisonniers à Gênes en 1944. La Cour de cassation allemande a ensuite cassé ce verdict et annulé procédure. Le "bourreau de Gênes" est décédé en 2006. (AFP / Pool/ Christian Charisius)

 

En suivant les derniers procès de criminels nazis, je me suis souvent demandée s'il y avait un sens à juger ces vieillards gâteux qui n'occupaient que des postes subalternes et se présentent devant leurs juges, 70 ans plus tard, en chaises roulantes. 

On frise le ridicule quand ces nonagénaires, ex-gardiens à Auschwitz, sont convoqués devant des tribunaux… pour mineurs parce qu’ils n’avaient pas 21 ans à l’époque des faits!

A vrai dire, j'ai souvent eu des doutes sur cette justice très tardive. Mais il me semble que ces fiches cartonnées rangées dans des armoires en fer nous rappellent quelque chose d'essentiel: nous sommes responsables de nos actes. 

Ces vieillards n'ont jamais pensé avoir fait quelque chose de mal. Ils ne se sont pas sentis coupables de quoi que ce soit. 

Je songe alors à une toute autre interview que j'ai menée en novembre dernier avec un réfugié syrien en Allemagne.

Il s'appelle Yazan Awad. Il a 30 ans. Il fait partie d'un groupe de Syriens qui ont porté plainte en Allemagne pour les crimes commis en Syrie par la dictature de Bachar al-Assad. Une démarche qui vise surtout à rassembler des preuves et des témoignages.

Yazan Awad, 30 ans, réfugié syrien, qui dit avoir été torturé pendant des mois de détention dans une prison syrienne. Ici à Berlin, le 8 novembre 2017. (AFP / John Macdougall)

Yazan Awad a été torturé dans la prison d'al-Mezzeh, près de Damas. Un châtiment infligé pour avoir osé réclamer à voix haute liberté et démocratie. 

Frappé avec des câbles et des bâtons munis de clous. Pendu par les poignets au plafond de sa cellule. Il a aussi eu la mâchoire fracturée et subi bien d'autres supplices encore.

Je me souviens de ses mots durant cet insoutenable entretien : « J'entends encore les cris de douleur" des autres détenus, "et le son des coups portés sur leur corps". 

Un syrien montre des traces de torture qu'il dit avoir subi aux mains de forces du régime. Dans un quartier d'Alep, le 23 août 2012. (AFP / James Lawler Duggan)
Shappal Ibrahim, un réfugié syrien détenu pendant un an et demi dans une prison militaire syrienne. Il pose ici à Berlin, le 8 novembre 2017, après une conférence de presse au cours de laquelle des organisations de défense des droits de l'Homme ont demandé aux autorités allemandes de délivrer des mandats d'arrêt internationaux contre des responsables syriens. (AFP / John Macdougall)

 

Et puis il s'est tu. Il ne pouvait plus, il tremblait, il manquait d'air. Il s'est levé puis rassis, il étouffait. Il y avait dans ses yeux une indicible douleur. 

Et moi j'étais là avec mon dictaphone qui continuait de tourner, mon stylo feutre noir au capuchon mangé et mon existence dans un pays libre et en paix. Je lui ai offert un verre d’eau et proposé d’interrompre l’interview. J'ai eu envie de poser ma main sur la sienne comme si ce geste, dérisoire, pouvait apaiser l'infini calvaire de ce jeune homme. 

J'ai rencontré de nombreux réfugiés syriens en Allemagne ces dernières années. Depuis 2011, quelque 700.000 se sont installés ici.

Tous, qu'ils aient été des opposants actifs, ou de simples jeunes qui ont fui le cauchemar à toutes jambes, vivent avec ce terrible sentiment d'impunité d'Assad et de ses sbires. 

Aucune justice n'est rendue pour ce qu'ils ont subi, aucun des dirigeants syriens n'a à rendre de comptes. Le prince règne et son portrait souriant s'affiche dans les avenues d'Alep et de Homs. 

Exposition de photos par une organisation syrienne de victimes de la guerre documentant des tortures infligées à des détenus dans des centres de détention du régime. Genève, le 17 mars 2016. Ces photos ont été prises par un ancien membre de l'armée syrienne, qui a fui son pays en 2013. (AFP / Philippe Desmazes)

L'un de ces réfugiés, Mahmoud A., un jeune Damascène venu seul à Berlin, m'a parlé un soir en partageant un houmous dans une guitoune mal chauffée, de ses copains de lycée, une poignée d'ado remuants disparus pendant des semaines au tout début du soulèvement. Plus aucune nouvelles d'eux, rien, le silence. 

L'inquiétude et la peur qui grandissent, les pères insultés et chassés lorsqu'ils vont réclamer des nouvelles de leurs enfants aux autorités locales, les mères en larmes qui supplient leurs autres enfants de ne pas aller manifester. 

Et puis un jour certains de ses copains sont réapparus. Des loques criblées de contusions et de cicatrices, brisées, anéanties. « Tu sais, Yannick, ils étaient comme tués de l’intérieur", m'a dit Mahmoud A. dans son allemand bricolé, en faisant rouler ses grands yeux noirs pour mieux me faire comprendre.

Comment se construire une nouvelle vie en Allemagne quand tout vacille et que les fondations sont si chancelantes? Comment trouver l'apaisement et cesser d'étouffer quand aucune justice n'existe? 

De retour de Ludwigsbourg, j'ai repensé à Yazan Awad et à son coeur broyé par les supplices qu'il a endurés. J'ai espéré qu'un jour, dans 10 ans, peut-être plus, mais un jour, il y aurait une fiche cartonnée, avec le nom, le prénom, une adresse peut-être, de l'un de ses geôliers. 

Et une justice pour venir frapper à la porte de ce tortionnaire qui des heures durant lui a enfoncé dans l'anus le canon de son arme.

Jens Rommel a une conviction chevillée au corps, qu'il a répétée à plusieurs reprises durant notre entretien: cela a du sens de juger. Même tardivement, même imparfaitement. Je crois qu’aujourd'hui, en pensant aux Syriens, je partage son point de vue.

Des proches de victimes du massacre de Srebrenica, survenu en Bosnie en 1995, réagissent à l'annonce de la condamnation pour génocide de son responsable le général Ratko Mladic, le 22 novembre 2017. Potocari. (AFP / Dimitar Dilkoff)
Capture d'écran du général serbe Ratko Mladic,74 ans, pendant son procès devant le Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie, qui l'a condamné le 22 novembre 2017 à la prison à perpétuité pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre et génocide, dont celui de Srebrenica dans lequel 8.000 hommes et garçons musulmans ont été tués. (AFP / TPIY)

 

 

Yannick Pasquet