Enfin fière d'être du Zimbabwe
Harare -- J’étais encore écolière dans une petite ville de l’ouest du Zimbabwe quand mon pays a gagné son indépendance de la Grande-Bretagne en 1980. Et trop jeune pour me souvenir de la liesse qui a envahi le pays, ou savoir qui était Robert Mugabe, le meneur de cette révolution. Mais je n’oublierai jamais les journées qui, 37 ans plus tard, ont débouché sur son renvoi du pouvoir.
En grandissant, j’ai compris progressivement qui était Mugabe. Au départ il était le libérateur. Un héros. Un tribun éloquent. Et sans conteste le leader africain le plus éduqué de l’époque, avec plusieurs diplômes en poche. Il était loué partout comme un véritable homme d’Etat et son pays comme un modèle de démocratie et la nation la plus alphabétisée du continent.
Avec le temps, son image a changé lentement.
Il y a eu d’abord l’expropriation des fermes tenues par les blancs en 1990, qui a plongé l’important secteur agricole dans le chaos. Puis sont venues l’hyperinflation et la crise économique, avec l’effondrement de la monnaie et les étals vides dans les magasins. Et enfin la répression de toute dissidence politique.
Le révolutionnaire qui combattait pour la liberté s’est transformé en despote.
Les citoyens ordinaires n’osaient plus le critiquer en public, pas plus que ses propres ministres, qu’il pouvait désigner et renvoyer à sa guise. Mugabe était craint.
Au cours des vingt dernières années, seuls les plus courageux des Zimbabwéens osaient contester son pouvoir dans la rue. Ceux qui s’y risquaient en payaient le prix à coups de brutalités policières.
En tant que journaliste, j’ai écrit beaucoup de dépêches sur des gens présentés à la justice sous l’accusation d’insultes au président.
Mugabe était devenu une figure incontournable du Zimbabwe. Pour illustrer à quel point, j’ai l’exemple de ma nièce, qui est née en 1980, un mois après son arrivée au pouvoir. Elle a donné naissance à son troisième enfant exactement deux heures avant que le dictateur remette sa lettre de démission au Parlement. Cela veut dire que deux générations sont nées pendant son règne.
Comme beaucoup de mes compatriotes, je m’étais résignée au fait que Mugabe mourrait au pouvoir, qu’il serait président à vie.
En tant que journaliste, ma plus grande préoccupation était de savoir comment nous pourrions couvrir son décès. Je l’imaginais mourant à Singapour. Il y recevait fréquemment des soins médicaux, alors que les hôpitaux zimbabwéens étaient en rupture de stocks d’aspirine. Je me jouais des scénarios sur l’annonce de son décès.
Il y avait aussi des incertitudes sur sa succession. Même si la constitution prévoit qu’un des deux vice-présidents puisse servir de chef de la nation par intérim, nous ne savions pas vraiment qui s’imposerait, compte tenu des luttes intestines entre factions qui gangrènent le parti au pouvoir.
Je n’avais jamais imaginé que Mugabe puisse se retirer sous la pression populaire, après que les militaires aient pris le contrôle de la situation. Alors quand les Zimbabwéens sont descendus en masse dans la rue le mois dernier, pour réclamer la démission du seul chef qu’ils aient connu depuis la fin de la domination coloniale, c’était surréaliste.
C’était un peu comme un rêve, un rêve délicieux, de couvrir les manifestations sans s’étouffer avec des gaz lacrymogènes ou sans avoir à fuir les canons à eau, les chiens policiers ou les matraques de la police anti-émeutes.
Je n’aurais jamais imaginé entendre un ministre nommé par Mugabe prendre la parole sur un podium et déclarer devant des milliers de manifestants que Mugabe devait partir, comme l’a fait le ministre des Finances Patrick Chinamasa.
J’avais du mal à croire ce que mes oreilles entendaient. Mon Dieu, le ministre des Finances demande le départ de Mugabe !
Quelle joie de voir mes compatriotes, des adolescents jusqu’aux grands-parents, bénéficier de la liberté accordée sans question dans d’autres pays comme l’Afrique du sud. Quand une jeune fille de 14 ans est venue à moi pendant une manifestation et m’a dit « Cette journée sent bon l’indépendance », ça m’a serré le cœur. Elle était née dans un pays indépendant mais sans jamais en éprouver le sentiment.
J’avais moi même quitté le Zimbabwe en 2006. Je n’y étais retournée qu’épisodiquement pour couvrir de gros évènements. J’y suis revenue cet automne quand Mugabe a renvoyé son vice-président, Emmerson Mnangagwa. Un renvoi interprété par beaucoup comme le prélude à l’installation au pouvoir de son épouse, Grace. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le mouvement de protestation qui s’en est ensuivi a forcé le vieillard de 93 ans à rendre le pouvoir.
Mugabe a annoncé sa démission alors que le Parlement débattait une motion pour le destituer. Les rues de la capitale se sont embrasées.
Mon collègue qui se trouvait à ce moment dans le parlement m’a dit que ses mains tremblaient quand il a transmis les extraits du message de Mugabe. Si je m’y étais trouvée, je suis sûre que mes mains aussi auraient tremblé.
Tout s’est passé si rapidement, en six jours, que je n’ai pas vraiment eu le temps de réfléchir aux bouleversements qu’a connu mon pays.
Ce n’est qu’après la prestation de serment de Mnangagwa que j’ai vraiment réalisé que Mugabe, le seul président que j’ai jamais connu, était parti pour de bon.
J’étais traversée par des émotions mitigées.
Il était temps qu’il parte bien sûr. Mais j’éprouvais aussi une certaine tristesse à cause de la façon dont cela s’est passé.
Je me suis demandé pourquoi il ne l’avait pas fait vingt ans plus tôt ? J’aurais été très fière de pouvoir me référer à lui dans mes histoires comme « révéré père fondateur de la nation » ou quelque chose du genre. De pouvoir le comparer à quelqu’un comme Mandela ou Kenneth Kaunda.
Mais il a raté l’occasion de partir quand il était encore admiré et aimé, comme me l’a confié un de ses proches.
J’avoue que cela me fait encore bizarre de parler de lui comme de l’ex-président. Mugabe était le Zimbabwe et le Zimbabwe c’était Mugabe.
Je ne suis pas encore habituée à écrire le nom de son successeur, Emmerson Mnangagwa. Un nom un peu plus long, que je m’attache à faire prononcer correctement à mes enfants et à mes collègues étrangers.
Après sa démission j’ai réalisé que je n’avais aucun souvenir de Mugabe. J’ai fait le tour de mes connaissances pour récupérer un petit objet avec son portrait. Il se trouve que dans la perspective du congrès de décembre le parti Zanu-PF avait commencé à distribuer des banderoles de tissu célébrant son leadership. J’ai mis la main sur deux mètres de tissu avec le visage de Mugabe.
Et pour la première fois, avec ce drapeau de mon pays, ma première acquisition ici, je me sens fière d’être Zimbabwéenne.