La ministre, les condamnés à perpétuité et les écharpes tricolores
Ensisheim, Haut-Rhin (France) - Une ministre en visite dans une prison réservée aux condamnés à de très lourdes peines? L'exercice est sans doute salutaire pour la démocratie, et mérite de toute façon que l'AFP en rende compte.
Si l'on ajoute à cela que les journalistes n'ont pas souvent la possibilité de travailler dans un tel endroit, on comprendra que c'est avec beaucoup d'intérêt, et une certaine curiosité, que je suis parti "couvrir" un déplacement de la nouvelle garde des Sceaux, Nicole Belloubet, dans une "maison centrale", en Alsace.
Ce que je n'avais pas anticipé, en revanche, c'est la perplexité dans laquelle cet événement allait me plonger. Du fait du décalage, confinant au surréaliste, entre deux mondes que tout oppose: d'un côté la pesanteur du protocole républicain, de l'autre les longues journées d'hommes condamnés à vieillir derrière les barreaux. Et du fait de l'impossibilité pour moi de rendre compte avec finesse et précision de cette expérience, faute de temps passé sur place.
Lorsqu'un membre du gouvernement se déplace "sur le terrain", il (ou elle) est presque toujours accompagné(e) d'un impressionnant aréopage. Les élus locaux arborent fièrement leur écharpe tricolore, et se serrent les uns contre les autres pour être vus, ou photographiés, au côté du ministre. Ajoutez-y le préfet en grand uniforme, les communicants et autres conseillers, sans oublier les journalistes plus ou moins nombreux, avec leurs micros et caméras.
Ce sont des scènes auxquelles je me suis habitué. Dans une usine, une école, un institut de recherche, ou pour la pose de la première pierre d'un futur hôpital. J'essaye de ne pas m'attarder sur le caractère formel, parfois un peu compassé, de ces "visites de terrain". Après tout, on ne peut sans doute que se féliciter que celles et ceux qui nous dirigent sortent de temps en temps de leurs bureaux pour rencontrer des citoyens.
Dès lors, je tente de me concentrer plutôt sur le fond: sur ce qu'il y a de nouveau dans le discours du ministre (ou d'un candidat à une élection, parfois), de l'expliciter, d'en croquer le contexte, et éventuellement de donner la parole à ceux qui le contestent.
Me voici donc, le 5 septembre, à la porte de la "maison centrale", -celle d'Ensisheim, dans le Haut-Rhin-, c'est-à-dire une prison réservée aux détenus condamnés à de très lourdes peines. Un quart environ des 194 hommes qui y sont emprisonnés ont pris "perpète". Les autres purgent 20, 25 ou 30 ans de réclusion criminelle.
"Soixante pour cent ont été condamnés pour des crimes de sang, et 55% pour des crimes sexuels, mais une bonne partie appartient aux deux catégories à la fois", explique le directeur de l'établissement, Guillaume Goujot.
Autant dire que l'ambiance y est particulièrement lourde. Et que l'irruption d'une "visite ministérielle de terrain" dans le quotidien immuable des détenus risque de donner lieu à un télescopage pour le moins saisissant.
Lorsque la ministre Nicole Belloubet et ses conseillers font leur entrée, en voiture, dans la cour de la prison, une imposante délégation les attend déjà: deux députés, deux sénatrices, le maire, la présidente du conseil départemental, le procureur, d'autres magistrats, le préfet, le directeur de l'administration pénitentiaire, et un certain nombre d'autres responsables que je n'identifie pas forcément.
En ce qui me concerne, avec le photographe de l'AFP Sébastien Bozon, je suis déjà arrivé depuis une demi-heure, afin de passer les contrôles de sécurité.
Les chargés de communication de l'administration pénitentiaire nous accueillent avec cordialité, mais sans oublier toute une série de recommandations et de restrictions: interdiction de photographier le visage des détenus et des surveillants, interdiction de photographier les dispositifs de sécurité, interdiction de demander aux détenus la nature du crime pour lequel ils sont derrière les barreaux.
Et obligation, bien sûr, de respecter leur anonymat. Cette dernière consigne pourrait d'ailleurs s'avérer compliquée à respecter si d'aventure nous rencontrions, au détour d'un couloir, quelques-uns des pensionnaires célèbres d'Ensisheim. Comme le "routard du crime" Francis Heaulme (condamné pour 11 meurtres), le "tueur de l'Est parisien" Guy Georges (7 meurtres), ou encore l'"Ogre des Ardennes" Michel Fourniret (7 meurtres également). Finalement, aucun de ces trois tueurs en série ne croisera le chemin de la ministre et de sa délégation. Ce qui m'évitera de me poser trop de questions complexes.
Après un bref moment d'accueil dans la cour de la prison, le "déplacement sur le terrain" peut donc commencer. Une grappe humaine relativement dense, formée d'élus, d'officiels et de journalistes, avec en son centre la ministre de la Justice, va arpenter, au pas de charge et pendant environ une heure et demie, différents lieux de la maison centrale. C'est dans ces conditions que la garde des Sceaux doit se faire une idée de ce qu'est la réalité d'une prison en France.
Salle de sport, salles de prière, bibliothèque, atelier de travail, espace jardinage, cour de promenade et aperçu d'une cellule individuelle: à chaque étape, l'administration pénitentiaire s'est débrouillée pour que quelqu'un accueille la ministre et lui fournisse quelques explications.
De ce que j'en perçois, Mme Belloubet semble réellement à l'écoute. Les échanges sont cordiaux, y compris par exemple avec le bibliothécaire... lui-même détenu, mais à qui nul - pas même la ministre - ne demandera quel crime il a commis pour en arriver là.
La difficulté, pour les journalistes, est toutefois de saisir les détails de ces échanges. Car, vu l'exiguïté des lieux et le nombre de personnes qui s'y pressent, il n'est pas évident d'être placé suffisamment près pour tout entendre.
Arrive une "séquence" assez saisissante: la ministre pénètre à l'intérieur d'une cellule individuelle de 9 m2. Son occupant, un homme d'un certain âge, se prête volontiers à l'exercice: il reçoit la garde des Sceaux avec le sourire, dans son "chez-lui" si exigu.
La télé allumée est surmontée d'un ventilateur, les murs sont tapissés de décorations, de livres et de photos. Apparemment, le prisonnier et la ministre dialoguent quelques instants. Mais leurs échanges resteront confidentiels: vu l'étroitesse des lieux, seule une infime partie de l'impressionnante délégation officielle a pu accompagner la ministre à l'intérieur de la cellule.
Puis, au bout de quelques minutes, la ministre revient dans le couloir, et poursuit son chemin, l'aréopage sur ses talons. A la va-vite, je pose alors quelques questions à celui qui vient de recevoir "chez lui" Mme Belloubet. Il est condamné à perpétuité. Cela fait 29 ans qu'il est incarcéré, dont 24 ans à Ensisheim. Et il me confie qu'il vient d'évoquer avec la ministre la demande de libération conditionnelle qu'il vient de déposer, la cinquième. "Faudrait que ce soit la bonne, cette fois. Parce que, après toutes ces années, ça sert à quoi ?"
Avec ses mots simples et directs, cet homme - condamné pour quoi ? Pour quel crime ? - vient de poser une question essentielle, qui devrait à elle seule s'imposer comme l'"angle" d'un reportage ici.
Sauf que, vu les contingences de cette visite, il ne saurait être question pour moi d'écrire un reportage. D'ailleurs je ne suis pas là pour ça: je suis venu "couvrir" la visite d'une ministre, et en tirer ce que nous appelons dans notre jargon une dépêche "factuelle". De toute façon, je n'ai pas le temps de recueillir des témoignages, d'aller au fond des choses, ou de rassembler les éléments d'un reportage.
Emporté dans le mini "bain de foule" qui arpente les tristes couloirs de béton, je tente de noter, de temps à autres, quelques phrases marquantes échangées entre la ministre et les personnes rencontrées, dont des détenus.
Mais l'exercice est difficile, car il faut faire vite: les agents de la pénitentiaire ont pour consigne de refermer les portes à intervalle régulier au fur et à mesure que le groupe progresse dans sa visite. Une surveillante, plutôt sympa, en plaisante avec moi: "Allez Monsieur, dépêchez-vous! Vous voulez rester ici, ou quoi ? J'ai encore quelques cellules de libre..."
Le temps de marmonner "Non merci, sans façon", je rattrape le groupe. Je comprends bien que les agents ne puissent se permettre de plaisanter avec la sécurité - Ensisheim garde la mémoire d'une terrible mutinerie en 1988, et de plusieurs prises d'otages angoissantes.
Nous voici à présent à l'air libre, dans la cour de la prison. Une sorte de corridor à ciel ouvert. A gauche, les murs des bâtiments adjacents. A droite, de hauts grillages infranchissables délimitent la cour de promenade proprement dite, où s'ennuient une poignée de détenus, désœuvrés sous le soleil de septembre.
La ministre et sa suite s'engouffrent dans ce corridor, trop étroit vu l'ampleur de la délégation. Au passage, on présente à la garde des Sceaux les quelques plantations de fleurs et de légumes, entretenues par les détenus. Nicole Belloubet s'extasie: "C'est génial, ces haricots, là!" Renseignements pris, elle apprendra que les fayots en question finiront dans les casseroles individuelles des détenus qui les ont fait pousser, plutôt que dans celles de la cantine.
C'est alors qu'un étrange dialogue s'instaure de part et d'autre du haut grillage. Côté corridor, à l'étroit: la ministre, talonnée par les députés en écharpe tricolore, par le préfet, le procureur, et tous les autres... Côté cour: une poignée de condamnés à de longues peines, comme perdus dans cette grande cour sans arbre. Ils s'approchent des grilles pour interpeller l'illustre visiteuse, à travers les interstices: "Mme la ministre! Mme la ministre!"
L'un évoque les difficultés rencontrées par les familles qui veulent venir au parloir, lorsqu'elles habitent loin. L'autre veut transmettre un courrier à la chancellerie. Tous sont particulièrement courtois. Nicole Belloubet aussi.
A sa sortie, la ministre prend part à une cérémonie protocolaire de remise de médailles à deux agents pénitentiaires ayant été pris en otages par des détenus, en juin 2016 puis en juin 2017. "Entre l'exigence de sécurité et la dignité qui est due à chaque être humain, vous êtes sur une ligne de crête difficile", déclare-t-elle aux agents rassemblés devant elle pour l'occasion.
Puis elle tente de tirer un rapide bilan de sa visite, en quelques phrases prononcées aux micros des journalistes. "Il faut une réflexion sur le parcours du détenu condamné à de très longues peines. C'est une question de respect de la dignité (du détenu), et de sécurité pour la société. Les deux sont liés", explique-t-elle, sans plus de détails.
Une dernière rencontre est prévue avec des représentants syndicaux de surveillants pénitentiaires. Alors seulement, la garde des Sceaux peut s'engouffrer dans sa voiture, puis dans le TGV qui la ramènera à Paris.
La "visite de terrain" est terminée. Les élus locaux peuvent décrocher, provisoirement, leurs écharpes tricolores, et regagner leur mairie ou leur permanence parlementaire.
Les détenus, eux, sont déjà retournés dans leurs cellules. Pour de longues années.
Quant à moi, il ne me reste plus qu'à rédiger rapidement une dépêche "factuelle" sur cette visite ministérielle, dans laquelle je ne pourrai rien dire de ma perplexité. Et à rentrer chez moi, avec le sentiment d'avoir un peu trop "survolé" les choses. Mais suis-je le seul dans ce cas ?
Et finalement, vu le fonctionnement du monde politique et de ses codes de communication, pouvait-il en être autrement ?