Tout sauf Ramzan
GROZNY (Russie) -- “Tu es à Grozny? Je t’ai vue à la télévision, tu ne sais vraiment pas mettre ton voile correctement!”
Pendant trois jours, une amie tchétchène a pu suivre chacun de mes faits et gestes sur son poste de télévision. Comme manger des framboises offertes par le ministre de l’Agriculture, bavarder avec un imam, admirer une fontaine aux immenses jets d’eau…
Tout sauf faire ce pour quoi j’étais venue: interroger le président Ramzan Kadyrov sur les persécutions d’homosexuels et les exécutions sommaires dont il est accusé, entre autres, par le journal russe Novaïa Gazeta.
Organisé par le ministère russe des Affaires étrangères, ce voyage dans la capitale tchétchène prévoyait aussi bien la visite d’une serre à tomates qu’une excursion dans une station touristique de montagne, avec en point d’orgue un entretien exclusif avec l’homme fort de la petite république.
Mais il a commencé à sentir le roussi dès Moscou, avant même notre départ pour Grozny. Sur le point de décoller, nous apprenons que les autorités tchétchènes ont interdit à des collègues américains, pourtant accrédités en temps et heure, de se joindre à nous. Pourquoi? Mystère.
Un peu décontenancée, j’atterris à Grozny avec Kirill Kudryavtsev, photographe au bureau de Moscou, qui se met tout de suite à photographier les immenses portraits de Vladimir Poutine et Akhmad Kadyrov, dont les yeux ne nous quittent pas sur le tarmac de l’aéroport.
Nous formons un groupe disparate. Des collègues chinois, tadjiks, japonais et géorgien font partie du voyage, ainsi qu’un journaliste du Financial Times.
-« Bienvenue en Tchétchénie », nous lance un homme d’une cinquantaine d’années, dont l’importance se mesure à l’escorte d’hommes armés qui le suivent. Je reconnais Djamboulat Oumarov, ministre de l’Information. Autrement dit, le maître d’orchestre de la propagande pro-Kadyrov. Il est flanqué d’une dizaine de journalistes locaux, dont les caméras et les micros sont brandis vers nous.
Le ministre se tourne vers moi: - « Venez donc faire une déclaration pour nous dire ce que vous pensez de la Tchétchénie! Après tout, vous êtes la représentante du monde libre », ajoute-t-il, sans une once d’ironie.
Bien sûr, je décline poliment, expliquant que mon contrat m’interdit de prendre la parole publiquement. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais de toute façon, nous n’avons pas vraiment le choix: si je dis franchement ce que je pense de la Tchétchénie devant des caméras de télévision, nos reportages, mais aussi notre sécurité, peuvent en pâtir.
M. Oumarov me lance un regard dépité, mais heureusement, nos collègues se prêtent avec plaisir à l’exercice et déclarent à qui mieux-mieux qu’ils ont hâte de découvrir cette Tchétchénie dont on leur a vanté la beauté. Leurs homologues locaux les écoutent avec un grand sourire. Peu après, un journaliste chinois m’explique apprécier qu’on l’interviewe. “C’est une marque de respect”, souligne-t-il. “Et cela nous permet de leur donner une bonne image de la Chine.”
Je suis déjà venue en Tchétchénie en 2010 alors que j’étais étudiante en journalisme: j’y ai passé un mois avec des amis tchétchènes, logée dans leur famille à Grozny, et j'y ai écrit un reportage, publié dans le Journal du Dimanche.
C’est une région dont l’histoire et la culture me passionnent depuis plus de dix ans. Y retourner était un rêve, mais cette fois, je comprends vite que je n’aurais pas le loisir de rendre visite à mes amis, ni même la possibilité de m’éloigner du groupe: le porte-parole de Kadyrov peut appeler à tout moment et nous devrons alors filer au plus vite à la résidence de l’homme fort de Tchétchénie, où l’interview doit avoir lieu.
Pour nous faire patienter, on nous présente l’endroit sous ses plus beaux atours. Nous sommes toujours suivis par les caméras de TV Grozny, la chaîne de télévision officielle afin d'illustrer que "tout va bien en Tchétchénie", le leitmotiv qui semble guider chacune de nos visites, répété par chaque ministre et officiel que nous rencontrons.
J’en prends conscience le deuxième jour, lorsque Djamboulat Oumarov nous emmène devant une stèle en mémoire de journalistes morts dans les deux guerres russo-tchétchènes.
A peine suis-je sortie du minibus, que quelqu’un s’approche de moi en me tendant deux œillets rouges. “Allez les déposer en mémoire de vos collègues”, m’ordonne M. Oumarov tandis que les caméras se braquent sur moi.
Je me raidis. Cet hommage à des journalistes tués dans l’exercice de leur métier est louable. Mais il m'est difficile d'y participer en compagnie de représentants d’un pouvoir soupçonné d’avoir commandité l’assassinat des journalistes Anna Politkovskaïa et Natalia Estemirova, et fait disparaître plusieurs journalistes locaux.
Très mal à l’aise, je m’éloigne de quelques pas. Les journalistes chinois, tadjiks, japonais, géorgiens, déposent leurs fleurs tour à tour. Je passe mes œillets à l’organisateur, expliquant que je préfère me recueillir en privé.
A partir de ce moment-là, je commence à élaborer des stratégies pour m’éloigner du groupe, tout en restant suffisamment proche au cas où le porte-parole donne le signal pour l’interview avec Kadyrov. Je traîne à l’arrière, ce qui me permet de rencontrer de nombreux Tchétchènes, enfants comme adultes qui s’arrêtent pour bavarder avec moi et répondre à mes questions, non-filtrées par nos accompagnateurs.
Surtout, je découvre l’atout d’être une femme dans une région musulmane. Je peux accéder à des espaces clos exclusivement féminins où, sans la surveillance de nos accompagnateurs, la parole de mes interlocutrices se délie.
Lors d’une visite de serres de tomates, Malika, 29 ans, m’offre un aperçu de sa vie quotidienne, en me montrant des photos de sa famille. Plus tard, c’est une femme, dans la quarantaine, qui me prend par le bras pour me chuchoter de “ne pas croire ce que (je) vois”. Très franche, elle me raconte l’envers du décor: celle d’une république minée par la corruption, le chômage et où chaque critique peut mener à une arrestation, voire la torture, et jusqu’à la disparition. “Nous n’avons que le droit de nous taire”, me murmure-t-elle
Des propos bien éloignés du programme “carte postale” concocté par les autorités qui nous montrent de magnifiques montagnes (et de très nombreux check-points pour limiter les risques d’attaques d’islamistes), de juteuses tomates (cueillies par des employés au faible salaire), des mosquées magnifiques (dont on ne nous dira jamais le coût de la construction). C’est certain, nous en prenons plein les yeux.
Mais nous ne sommes pas venus ici pour déguster “les meilleures framboises de Tchétchénie” ou regarder un spectacle de lezginka, une danse traditionnelle du Caucase. Nous sommes là pour interviewer Ramzan Kadyrov, et je ne cesse de demander à nos accompagnateurs s’ils ont eu confirmation que l’entretien aura bien lieu.
- « On en saura plus dans une heure », me répondent-ils... à chaque heure.
Au fur et à mesure que l’échéance approche, leurs réponses se font plus évasives. Dans le minibus, nous commençons tous à perdre espoir, et le moral avec. Mon collègue du FT me rappelle que Kadyrov a déjà fait attendre neuf jours une équipe de télévision américaine, jusqu’à ce que leur visa russe soit périmé… Le mien dure encore un an, et je suis prête à attendre, ai-je envie de répondre.
Soudain, une voiture de police nous prend en escorte. Notre minibus et la berline qui l’accompagne prennent des allures de convoi présidentiel. Nous filons à toute allure sur une route apparemment déserte. Parmi les journalistes, c’est l’euphorie: ça y est, nous allons enfin rencontrer Ramzan Kadyrov! Je relis mes questions, je vérifie que je n’ai pas fait de fautes de déclinaison en russe, je vérifie les réglages de ma caméra: je suis prête!
Mais la voiture de police freine brutalement. Un homme sort de la berline et discute avec l’officier. Lorsque nous redémarrons, c’est en direction de l’hôtel. Plus d’escorte, finie la lumière bleu-rouge des gyrophares dans la nuit de Grozny. Nous nous regardons, perplexes. Revenus dans nos pénates, les organisateurs nous demandent de patienter au restaurant. “Ramzan est un homme qui aime travailler le soir”, nous assurent-ils.
Sur son compte Instagram, le dirigeant tchétchène poste des vidéos où il fait du sport et se promène près de sa piscine. Que faire, sinon attendre qu’il finisse sa séance et prier pour qu’il ne soit pas trop fatigué ensuite? Car s’il “oublie” notre entretien, ces trois jours de voyage auront été un peu vains.
Un proverbe russe dit que “l’espoir meurt en dernier”. Le mien est mort vers deux heures du matin, quand j’ai fini par m’endormir, comprenant qu’il n’y aurait pas d’interview de Kadyrov. Que s’est-il passé? La promesse d’une interview n’était-elle qu’un leurre ? Ce voyage de presse n’était-il qu’un exercice de propagande?
Je ne sais pas. Mais à travers mes conversations avec Malika, Koka, Ibraguim et d’autres Tchétchènes qui avaient trop peur pour me donner leurs seuls prénoms, j’ai peut-être au moins réussi à entrevoir un peu de la “vraie Tchétchénie”. Cela m’a permis en tout cas d’écrire deux reportages, l'un sur l’islamisation à marche forcée de Grozny, l'autre sur les ambitions touristiques de la Tchétchénie.
J’aurai aussi éprouvé la difficulté à dévoiler la réalité qui se cache derrière les discours officiels, sans parler de celle de nouer un foulard correctement.