Klaus Barbie, un procès nécessaire

Paris -- Il y a trente ans se tenait à Lyon le procès de Klaus Barbie. Il a marqué l’histoire judiciaire française, et l’Histoire de France tout court. Des journalistes de l’AFP qui l’ont couvert reviennent sur cet évènement.

Ancien responsable de la gestapo à Lyon pendant la deuxième guerre mondiale, de 1942 à 1944, Klaus Barbie, est réfugié en Bolivie, avant d’en être expulsé en 1983 à la demande de Paris.

Le procès du « boucher de Lyon » s’ouvre dans le Palais de justice de l’ancienne « capitale de la Résistance » le 11 mai. Il va s’étendre sur presque deux mois, et donner pour la première fois en France la parole à des victimes de la Shoah devant une cour d’assises. C’est aussi  le premier procès pour crimes contre l’humanité dans ce pays. 

Le 4 juillet 1987, à 74 ans, Klaus Barbie est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, notamment comme responsable des rafles et déportations des enfants juifs d’Izieu. Il meurt en prison cinq ans plus tard.

Le prévenu, Klaus Barbie

Lyon, 28 mai - « … au premier abord il n’est pas impressionnant. Petit, presque chauve, le corps amaigri par la maladie, il donne l’image d’un grand-père qu’on est allé chercher trop tard. Mais son éternel sourire ironique et ses yeux perçants qu’il ne baisse jamais démentent rapidement cette fausse fragilité ». (Dépêche AFP)

Klaus Barbie, à l'ouverture de son procès, dans le Palais de justice de Lyon, le 11 mai 1987. (AFP )

 

Philippe Valat : Avec d'autres journalistes de l'agence, nous avions eu la chance de rencontrer plusieurs témoins durant la longue phase de préparation du procès. Tous, sans exception, avaient décrit un regard "maléfique" ou "sadique", qui poursuivait encore certains d'entre eux dans leurs cauchemars. Ils se disaient certains de pouvoir, même quarante ans après, reconnaître à coup sûr leur ancien bourreau à cause de ce regard, et du sourire qu'il affichait durant les séances de torture. Quand Barbie est apparu dans le box des accusés, il avait exactement ce regard perçant et ce sourire narquois, comme surgis du passé. J'ai trouvé ça incroyable.

Au premier jour de son procès, le 11 mai 1987. "A 13h05, Klaus Barbie, menottes aux mains, a fait son entrée dans la salle et gagné le box des accusés, protégé par une vitre à l'épreuve des balles, au milieu d'un léger bruit de fond" (dépêche AFP). (AFP / -)
Klaus Barbie est jugé pour une série de "crimes contre l'humanité", dont l'arrestation et la déportation de 44 enfants et sept adultes de la maison d'Izieu, une rafle au siège de l'UGIF (83 morts) et la déportation de résistants et de Juifs par le dernier convoi ayant quitté Lyon vers les camps de la mort (au moins 106 victimes). (AFP)

 

 

Christophe de Roquefeuil : Barbie arrive. Sourit. S’assied. Comme étranger au procès qui s’ouvre. Je me souviens d’un silence étrange, qui en un instant envahit la vaste salle jusqu’alors bruissant du brouhaha des centaines de journalistes, parties civiles, avocats et autres. Nous attendions ce moment depuis des semaines avec en tête une question : qu’allait-il se passer pour cette première apparition du « boucher de Lyon ». Des cris de colère ? Un incident ? Un malaise parmi les témoins,  parfois très âgés ? Rien de tout cela. Un silence, ponctué par le crépitement des appareils des photographes  et la voix, calme, professionnelle,  du président Cerdini qui égrène la procédure.

Frédéric Bichon : Etrangement j’ai encore aujourd’hui le souvenir du titre d’un des premiers Papiers journée : «Monsieur Barbie n’a rien à dire».  Mais cela n’avait in fine pas beaucoup d’importance. C’est une expérience revécue des années plus tard au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ou encore la Cour pénale internationale : au point où nous en sommes, les éventuelles explications d’un accusé auquel on reproche des actes incompréhensibles, inhumains, n’ont pas grand intérêt.

A l’ouverture du procès, si nous avions ignoré les chefs d’accusation, ce vieillard aurait pu être n’importe quel grand père. Même la fameuse photo du premier jour sur laquelle il semble esquisser un rictus m’a toujours semblée sur-interprêtée. Par la suite, son mépris devant les témoins fut plus révélateur.

 

Les témoins

L'ancienne déportée Lise Lesèvre arrive, le 12 mai 1987 au palais de justice de Lyon. (AFP )

Frédéric Bichon - Ce sont les témoins qui ont fait toute la valeur du procès, leur récit pour l’Histoire. Pour avoir grandi dans la région et avoir été lycéen à Lyon je connaissais Izieu, Caluire, l’histoire de Jean Moulin

Mais les récits, d’autant plus bouleversants qu’ils étaient délivrés presque toujours sans haine ni colère, ont laissé des traces pendant longtemps.

En préparant le procès, que je couvrais pour l’AFP Audio, j’avais interviewé Simone Lagrange, torturée par Barbie à l’âge de 13 ans : « J’ai 6 millions de morts derrière moi ».  

Philippe Valat - Pour une raison que j'ignore, ce sont surtout les femmes qui m'ont marqué. Peut-être parce que certaines avaient perdu leurs enfants dans des circonstances atroces. Elles avaient trouvé la force de survivre à une chose pareille et elles étaient même capables d'en parler sans s'effondrer.

Un des témoignages les plus forts a été celui de Fortunée Benguigui, qui avait plus de 80 ans au moment du procès et dont les trois garçons avaient été déportés après la rafle supervisée par Barbie à la maison d'enfants d'Izieu.

Elle-même se trouvait alors à Auschwitz et croyait ses fils en sécurité.

Elle a compris ce qu'il leur était arrivé en voyant à l'infirmerie du camp le fils d'un docteur allemand porter le pull qu'elle avait tricoté à l'un d’eux. Elle a fait lire la lettre que son fils aîné lui avait écrite juste avant d'être déporté. Elle a refusé de s'asseoir comme le lui proposait le président de la Cour, elle est restée debout sans flancher. 

Deux des mères des Enfants d'Izieu, Itta Halaunbrenner (2è à partir de la gauche) et Fortunée Chouraki, née Benguigui (2è à partir de la droite), arrivent le 2 juin 1987 au Palais de Justice de Lyon pour témoigner, accompagnées de Beate Klarsfeld (G) et Léa Rosenblum (D). (AFP)

 

C'était d'ailleurs un point commun des témoins : ils tenaient à rester debout, même ceux qui étaient fragiles ou vacillants. Quand Barbie a refusé d'assister aux audiences, ils ont d'abord eu un moment d'indignation. Mais cela leur a sans doute permis de transmettre plus sereinement leur témoignage, ce qui était un des buts majeurs de ce procès, en évitant une confrontation directe avec leur ancien bourreau qui risquait dans certains cas de mal tourner.

La plupart des victimes de Barbie appelées à la barre étaient bien sûr âgées, mais certaines étaient relativement jeunes comme Simone Lagrange qui avait moins de 60 ans au moment du procès. Les gens de ma génération ont alors pu réaliser à quel point on évoquait une période récente de l'Histoire. Je suppose que presque tous les témoins sont morts maintenant, ce qui prouve bien la pertinence de l'argument de l'époque selon lequel il y avait urgence à tenir ce procès avant qu'il ne soit trop tard. 

Un autre point frappant était le silence absolu qui se faisait dès que les anciennes victimes de Barbie arrivaient à la barre. Certaines d’entre elles ont raconté leur histoire en public pour la première fois.

Il y a eu des témoignages difficiles à entendre. Je pense bien sûr à Mme Benguigui, mais aussi à cet ancien résistant qui a décrit des séances de torture à l’électricité pendant lesquelles Barbie, dans la même pièce, faisait violer une adolescente juive par son berger allemand. L’immense salle d’audience est restée figée un long moment, y compris du côté des avocats de la défense. Evidemment personne ne ressortait indemne d’une audience pareille, on continuait à y penser longtemps après.

L'avocat Serge Klarsfeld dispose sur son bureau, le 04 mai 1987 à Paris, des photos du criminel de guerre Klaus Barbie, qui ont permis de retrouver sa piste en Bolivie. , (AFP / Philippe Bouchon)

Christophe de Roquefeuil -  On s’est beaucoup demandé, avant surtout, si le procès de Klaus Barbie était bien nécessaire. Si quarante ans après il fallait remuer la boue de cette époque. Menacer  la réconciliation franco-allemande. Rouvrir les cicatrices des compromissions françaises. Risquer de tomber dans l’arrogance d’une justice de vainqueurs.  Les audiences de Lyon ont forgé ma conviction. Ne serait-ce que pour rendre une ombre de justice à Mme Benguigui, lui permettre de parler de ses enfants avec ses mots  à elle, oui, le procès Barbie valait la peine d’être tenu.

 

               Jacques Vergès, défenseur de Barbie

Jacques Vergès, principal avocat de Klaus Barbie, était assisté de trois confrères. Ici, à l'ouverture du procès, le 11 mai 1987. (AFP )

 

Frédéric Bichon – Je me souviens de plusieurs acteurs : le procureur général Pierre Truche, l’incarnation de la justice sans bras vengeur ; Me Serge Klarsfeld, que j’aurais tellement voulu pouvoir trouver formidable puisqu’il avait joué le rôle principal, avec sa femme Beate, dans l’arrestation de Barbie, mais qui était décidément un piètre orateur ! ; Me Jacques Vergès, qui plaidait si bien, et que j’aurais tellement voulu pouvoir détester, car sa stratégie «de rupture» était certes intéressante lorsqu’elle mettait en cause les Etats, mais aboutissait parfois au résultat ignoble de transformer les victimes en bourreaux !

Philippe valat - Le principal avocat de Barbie, m’a beaucoup marqué. Nous l’avions rencontré avant le procès. Il était en même temps glaçant et très courtois. C’était une sorte de machine intellectuelle, aussi impressionnante qu’insaisissable.

Portrait de Maître Vergès par son confrère Georges Kiejman, à l'occasion du décès du défenseur 
de Klaus Barbie, en 2013.

Christophe de Roquefeuil - Me Vergès faisait son show, avec l'air de jubiler d’être seul face à la foule des avocats des parties civiles, qui offraient parfois une image brouillonne. Sa stratégie dite « de rupture » -faire de ce procès celui de la France coloniale et collaborationniste- semblait dire aussi son peu d’intérêt pour le cas personnel de son client. Il cultivait la polémique, multipliait les coups d’éclat, au risque d'apparaître cynique. Au final, à mon sens et avec le recul du temps, sans grand résultat. Ni pour Barbie,  ni pour les faits, ni pour  l’Histoire.

 

Un observateur exemplaire: Frédéric Pottecher 

Frédéric Pottecher, célèbre chroniqueur judiciaire, 81 ans au début du procès, devant le Palais de justice, le 19 mai 1987. (AFP / Gerard Malie)

Frédéric Bichon - Frédéric Pottecher, célébrissime chroniqueur judiciaire sorti de sa retraite à 82 ans pour ce procès. 

Nous pouvions le retrouver dans l’Algeco d’Europe1  posé sur le quai de la Saône, devant le Palais, où il enregistrait ses chroniques et nous racontait ses histoires.

Philippe Valat - Il était à la fois théâtral, généreux et passionné. Pendant ses déjeuners, il accueillait volontiers à sa table ses confrères plus jeunes.

Il avait une profondeur que nous n'avions pas, parce qu'il avait connu la guerre et parce qu'il avait couvert quasiment tous les procès de l’après-guerre restés dans les annales judiciaires. Celui de Barbie avait pour lui la même importance historique que celui d'Adolf Eichmann, auquel il avait également assisté.

Côtoyer ce journaliste hors du commun m’a sûrement aidé à mesurer la portée de l’événement que je couvrais.

Une leçon de journalisme

Philippe Valat - A partir du procès Barbie, j’ai sans doute écrit plus sobrement. J’ai essayé par exemple de limiter l’usage des superlatifs. Les histoires exceptionnelles, qui vont en général de pair avec des témoignages marquants, se suffisent souvent à elles-mêmes et supportent mal les effets de style.

Christophe de Roquefeuil - Un rappel aux fondamentaux du journalisme : donner la priorité au témoignage. Quand les faits sont forts ils parlent d’eux-mêmes, l’écriture doit rester sobre. Savoir restituer les émotions sans trahir les siennes.

 

La couverture du procès de Klaus Barbie a mobilisé des effectifs exceptionnels. Avec treize journalistes texte, et notamment Dominique Vernier et Michelle Majorelle, six photographes et deux dessinateurs de presse. Qui ont bénéficié de l'aide de quatre assistantes de rédaction et deux techniciens sur place. Plusieurs services parisiens ainsi que des bureaux de l'étranger ont aussi été mis à contribution. Le fruit de ce travail collectif, avec dépêches, photos et dessins, a été rassemblé dans un livre publié par l'AFP, "Procès Barbie".

Klaus Barbie quitte le Palais de Justice après sa condamnation à la réclusion à perpétuité, le 4 juillet 1987. Il meurt en prison cinq ans plus tard. (AFP / Staff)

 

Christophe De Roquefeuil
Frédéric Bichon
Philippe Valat