Aimer et détester Holi
New Delhi -- Un festival durant lequel de parfaits inconnus se lancent des poudres et de l’eau colorées, ça a des allures de retour en enfance, qui a tout pour plaire. Pourtant, quand on est une journaliste chargée de couvrir le festival de Holi en Inde, on déchante très vite.
Cela fait deux ans que je suis installée à New Delhi pour l’Agence France-Presse, et le fait est que je n’arrive toujours pas à déterminer si j’adore ou déteste Holi.
Quand on regarde les photos et vidéos d’Holi pour la première fois, ça semble être un événement amusant à couvrir. Ce festival taquin, célébré majoritairement dans le nord de l’Inde, marque à la mi-mars la venue du printemps et le triomphe du bien sur le mal.
Les festivités durent toute une semaine, et leur diversité ne cesse de m’impressionner. Au-delà des attaques de poudres coutumières, Holi m’a permis de me rendre dans des villages reculés où j’ai vu des femmes rosser des hommes à coups de bâtons et leur arracher leurs vêtements - vision ô combien surprenante dans une société conservatrice et patriarcale! - et un saint homme traverser un bûcher enflammé de six mètres de haut et en ressortir sans une égratignure, tandis que je me suis brûlée la main en filmant cet exploit depuis un toit quelques mètres plus loin.
Dans un pays déjà haut en couleurs comme l’Inde, la célébration de ce qui est également surnommé le “Festival des Couleurs” ne peut qu’être un régal pour la caméra, et conduire à une production photo et vidéo fantastique.
L’atmosphère bon enfant de cet événement rappelle également les foules joyeuses envahissant les rues pendant les festivals de Songkran en Thaïlande ou du Jour des Morts au Mexique. De la musique, des pas de danse délurés et un chaos contrôlé: tous les ingrédients pour une expérience formidable semblent être réunis.
Pourtant, lorsque je l’ai mentionné à mes collègues indiens au cours de ma première année, je me suis rendue compte que très peu d’entre eux partageaient mon enthousiasme; la plupart vouaient même une haine non dissimulée à cet événement. Maintenant, avec trois Holi derrière moi, je commence à comprendre pourquoi.
Le premier défi est de limiter la casse: comment couvrir un événement chaotiquement poudré à l’aide d’une coûteuse caméra, sans avoir à l’envoyer directement au centre de réparation juste après?
Ce problème m’a permis de réaliser que plastique et scotch pouvaient être les meilleurs alliés d’un vidéaste. Au cours des deux dernières années, j’ai expérimenté plusieurs techniques: momifier ma caméra avec d’innombrables couches de film plastique, en taillant des trous au cutter pour libérer les boutons et bagues de la caméra; user des rouleaux entiers de scotch pour l’isoler; l’envelopper dans une protection anti-pluie; ou une combinaison de tout cela à la fois.
Au final, un peu de poudre traîtresse parvient toujours à se faufiler dangereusement près de mon capteur hors de prix.
Deuxième obstacle: comment filmer lorsqu’on est immergée au beau milieu de poudres aveuglantes et de musique tonitruante?
Quand l’action démarre, les festivaliers n’épargnent pas les journalistes et nous prennent parfois pour cibles… Oubliés les séquences léchées et les angles bien pensés: à chaque fois que je tente de filmer un plan, quelqu’un vient me projeter en plein visage de la poudre, des fleurs ou un seau entier d’eau colorée. Je passe ainsi plus de temps à tousser, éternuer, nettoyer et sécher mon objectif plutôt qu’à filmer.
Je suis aussi devenue experte dans l’art de cadrer les autres journalistes hors de mon champ: certaines célébrations ont lieu dans des temples étroits où il peut y avoir autant de journalistes que de festivaliers par mètre carré! Souvent je ne peux que laisser ma caméra tourner, tout en ajustant aveuglément les réglages et en évitant les attaques vicieuses de festivaliers et les apparitions inopinées de journalistes, avec l’espoir de capturer quelques plans à peu près décents.
Malheureusement, être une femme ajoute à ces tournages du piment dont je me passerai bien. Beaucoup de personnes absorbent durant Holi des copieuses quantités de lassi au bhang, une boisson infusée au cannabis. Je peux tolérer les mains enfantines qui insistent pour me poudrer copieusement les joues avec un peu trop d’enthousiasme; mais il est insupportable de se faire tripoter par des foules d’hommes drogués ou de fauteurs de troubles sobres - certains septuagénaires - que je dois souvent frapper pour les maintenir à distance.
Certes, être une étrangère attire sans doute l’attention, mais hélas les femmes indiennes sont également victimes de ces assauts. Cela empêche beaucoup d’entre elles de pouvoir profiter pleinement de l’atmosphère festive de Holi, et c’est de loin ce que je déplore le plus.
Mais coups de poing mis à part, je prends quand même plaisir à couvrir Holi. La célébration qui me tient le plus à coeur est celle des veuves. Celles-ci sont en général mises au ban de la société indienne, avec interdiction de porter des vêtements de couleur ou de participer à des festivités. Holi est le seul moment de l’année durant lequel ces tabous sont levés.
En dépit des photographes et vidéastes - dont je fais partie - qui les encerclent et leur braquent parfois la caméra sous le nez pour capturer le meilleur de l’action, la sincérité de la joie que l’on peut lire sur leur visage ridé est un enchantement à regarder et immortaliser.
Ces souvenirs mémorables en tête, c’est souvent avec des émotions ambivalentes que je rentre chez moi à la fin de la journée, avec derrière moi une traînée rosâtre et devant moi la perspective d’heures de décrassage et nettoyage, les yeux rougis par des poudres à la provenance douteuse et la main encore endolorie par mes uppercuts amateurs.
La seule chose que je peux dire avec certitude, c’est qu’entre Holi et moi, c’est vraiment compliqué.