"Personne ne nous frappe, ici"

Ils sont plusieurs centaines, la plupart originaires d’Afghanistan ou du Pakistan, à passer l’hiver dans des entrepôts désaffectés derrière la gare de Belgrade. Ils espèrent poursuivre leur périple en Europe. Pour l’instant, migrants ou réfugiés, ils sont coincés.

Souvent, quand je m’approche d’eux pour les photographier, ils me demandent d’où je viens. En apprenant que je suis Serbe, ils disent : « la Serbie est bien ». 

Si je leur demande ce qu’il y a de « bien » à vivre  dans de telles conditions, ils répondent : « Personne ne nous frappe, ici ».

Cette phrase en dit long sur les épreuves endurées avant d’échouer ici.

Des migrants autour d'un brasero, près de la gare de Belgrade, le 17 janvier 2017. (AFP / Andrej Isakovic)

Je suis venu dès novembre. Il faisait déjà très froid. J’arrivais de Monaco, après y avoir couvert le grand prix automobile.

Et je suis entré.

(AFP / Andrej Isakovic)
(AFP / Andrej Isakovic)

 

Comme alors, l’odeur d’urine et d’excréments prend à la gorge. Il faut du temps avant que la vue s’habitue à une telle obscurité. Ça ressemble à l’un des cercles de l’enfer de Dante.

On distingue des hommes sous des couvertures, immobiles. Et des ombres qui se meuvent en silence. Il m’arrive de m’arrêter, pour guetter un signe de vie devant un corps sans mouvement. 

Des migrants s'abritent du froid, janvier 2017. (AFP / Andrej Isakovic)

Il n’y a que des hommes. Jeunes pour la plupart, adolescents pour certains.

Leurs conditions d’existence sont déplorables. Sans sanitaires. Avec deux tuyaux d’eau crevés. Pour boire, et pour ceux qui tiennent à rester propre.

Toilette à l'intérieur d'un entrepôt, le 15 janvier 2017. Il fait sous zéro degré Celsius la nuit. (AFP / Andrej Isakovic)
Et toilette en extérieur. Janvier 2017. (AFP / Andrej Isakovic)

 

Pour se chauffer, ils brûlent tout ce qui leur tombe sous la main. Des déchets en plastique, qui dégagent une odeur âcre. Ou des traverses de chemin de fer, imprégnées de substances toxiques. La fumée noire leur donne des airs de mineurs de charbon.

Dans l'entrepôt. Novembre 2016. (AFP / Andrej Isakovic)

Les premiers arrivés ont mis la main sur d’anciens bureaux, ou sur des coins à peu près protégés du froid par des cloisons. Les autres s’entassent au milieu de l’entrepôt, offerts aux courants d’air glacés.

Ils étalent des cartons et des couvertures sur le sol, s’enroulent dans d’autres couvertures pour se protéger. Ils attendent que le temps passe.

Mohamed Darwich, 17 ans, 8 décembre 2016. (AFP / Andrej Isakovic)

Une fois par jour, vers 13h00, ils quittent leurs abris et, sous l’œil des caméras et des photographes, font une longue queue pour recevoir la nourriture distribuée par une ONG britannique.

Quelquefois, il y a aussi du thé. Ceux qui ont un pécule améliorent ce repas unique avec des achats en ville. 

Cuisine à même le sol. Décembre 2016. (AFP / Andrej Isakovic)
Distribution de nourriture. Janvier 2017. (AFP / Andrej Isakovic)

 

Je suis témoin de cette migration depuis quelques années. Mais à l’époque ce n’était pas encore une crise. L’hiver, lui, était aussi dur qu’aujourd’hui. J’ai réalisé alors, que des gens traversaient mon pays pour se rendre dans l’Union européenne. Ca a changé de dimension en 2015.

Avec un véritable raz-de-marée à la frontière avec la Hongrie et l’Union Européenne. Elle s’est fermée l’an dernier.

J’ai couvert la crise dans la région, notamment au camp improvisé d’Idomeni, à la frontière de la Grèce avec la Macédoine. J’ai trouvé ça très dur, terrible. Surtout quand il s’agissait de familles avec leurs enfants. 

11 janvier 2017. La température tombe à -15 degrés Celsisus le soir. (AFP / Andrej Isakovic)

Ici, ils se sont installés l’été dernier. Le gouvernement n’a pas osé les déplacer de force dans des camps. Ils étaient plus d'un millier avant Noël.

Quand je leur demande pourquoi ils ont quitté leur pays, beaucoup ne veulent pas répondre.

Certains disent que c’est à cause de la misère, d’autres à cause des talibans dans leur village. On entend toutes sortes d’histoires. Comme l’a dit l’un d’eux à un collègue de l’AFP: « On ne quitte pas son pays sans raison ».

Un ancien wagon servant d'abri. 16 janvier 2017. (AFP / Andrej Isakovic)

Souvent, je leur demande pourquoi ils restent ici, à survivre dans de telles conditions. Le gouvernement a proposé un hébergement dans des centres d’accueil. Un tiers en a profité. Un autre tiers a filé en voyant arriver les bus. Le dernier tiers est resté.    

Ils ont peur d’être coincés dans un camp officiel. Ou finalement expulsés. Certains comptent peut-être sur des passeurs pour entrer dans l’UE.  L’un d’eux m’a dit qu’il avait essayé d’entrer en Croatie avec son ami, avant d’être arrêté à la frontière par la police et renvoyé. Il compte attendre quelques jours, et  essayer à nouveau, par la Hongrie cette fois. 

A l'abri, dans une voiture abandonnée. 17 janvier 2017. (AFP / Andrej Isakovic)
Dans l'entrepôt. Décembre 2016. (AFP / Andrej Isakovic)

 

Il n’y  a aucun problème avec la population locale. Quand il y a des tensions ou de la violence, c’est entre eux. Quelquefois, je vois un habitant arriver avec sa voiture, ouvrir son coffre et leur distribuer un peu de nourriture ou des vêtements.  

Ils sont tous très gentils dans l’ensemble. Jamais agressifs. S’ils ne veulent pas être pris en photo, ils se cachent le visage derrière une écharpe.

Ils sont juste fatigués, si fatigués. 

(AFP / Andrej Isakovic)

Ce billet de blog a été écrit avec Pierre Célérier à Paris. 

Andrej Isakovic