En Saxe, une Allemagne surprenante
Clausnitz – Avant de partir pour la Saxe, je m’étais préparée mentalement à un accueil hostile. Cette région de l’est de l’Allemagne est réputée xénophobe, depuis de nombreuses manifestations contre les réfugiés. Etant asiatique, je suis visiblement étrangère, même si je parle couramment allemand. Et je pars travailler sur la question des réfugiés. Tout ce qu’il faut pour être reçue fraîchement, j’imagine.
« Pars avec un photographe costaud », m’a-t-on conseillé, en plaisantant à moitié. En fait je suis partie avec quelqu’un de taille normale, étranger lui aussi, mais moins identifiable comme tel. Et j’ai rencontré l’inattendu.
Bautzen, Clausnitz, Freital, ces noms de petites localités allemandes ne disaient rien à personne, et y compris à beaucoup d’Allemands, avant d’être le théâtre de manifestations très agressives contre l’arrivée des réfugiés. Il y en a eu environ 900.000, fuyant la guerre ou la misère, dans l’année écoulée.
Ces derniers mois, les communiqués de la police sur des incendies de foyers ou de projets immobiliers d’accueil de réfugiés se sont multipliés.
Et le plus souvent, ces incidents ont eu lieu dans de jolis petits villages et villes de la Saxe, une région de l’ancienne Allemagne de l’est, dont la capitale Dresde est le berceau du mouvement anti-réfugiés Pegida.
Même s’ils arrivent en moyenne tous les quinze jours, la presse n’y prête plus attention, parce qu’ils ne font pas de victimes. Et les responsables en sont rarement retrouvés et punis.
Mais comme j’allais m’en rendre compte, ces actes ne sont qu’une des multiples formes d’intimidation que subissent quotidiennement les réfugiés.
Chacun des sept Syriens que j’ai interrogés à Freital avait une histoire à raconter.
L’un d’eux souhaitait assister à un match de foot, mais on lui a dit : «sors d’ici, retourne dans ton pays ».
Un autre s’est fait pourchasser dans les rues par un groupe d’hommes sorti d’une voiture qui avait pilé près de lui.
Un troisième raconte que sa femme s’est fait arracher le foulard qui couvrait sa tête par un complet inconnu, pendant que les passants regardaient la scène, en souriant.
Un autre encore a été réveillé par la sonnette de la porte. Par l’œilleton, il a vu trois hommes qui attendaient avec des bâtons.
Aucun d’eux n’a appelé la police, ont-ils expliqué, parce qu’ils ne parlent pas suffisamment bien allemand.
Un des réfugiés en voulait à cette même police, dans la gare de Dresde, de l’avoir menotté puis fouillé sans raison, avant d’être relâché.
La Saxe a pourtant connue une renaissance remarquable. Elle s’est remise sur pied ces dernières années, après avoir comptée parmi les régions les moins favorisées de l’Allemagne réunifiée et subit la fuite de ses habitants les plus qualifiés.
Le centre-ville de Dresde a été entièrement reconstruit, à coups de milliards, grâce au « fonds de solidarité »du gouvernement fédéral. L’économie locale a retrouvée des couleurs.
Il y a des quartiers défavorisés bien sûr. Mais à mes yeux, ils ont l’air bien moins menaçant que certaines banlieues difficiles de France, où même la police n’ose pas trop s’aventurer.
Le cadre charmant et pittoresque de ces localités tranche avec la violence envers les nouveaux arrivants.
A Bautzen, des manifestants d’extrême–droite ont mené des batailles rangées avec de jeunes réfugiés pendant des jours, à deux pas des tours médiévales qui ceinturent le ravissant centre-ville, joliment restauré et fraichement repeint.
A Heidenau, où les manifestants se sont frottés à la police aux abords d’un foyer d’accueil, les maisons sont bien tenues, leurs pelouses peuplées de nains de jardins, et aucun papier ne traine par terre.
Pour atteindre Clausnitz, où un car transportant des réfugiés a été pris à partie par une foule en colère, on traverse une jolie campagne vallonnée, où les sentiers sont bordés d’arbres fruitiers.
Sur un parking de supermarché près de Clausnitz et dans une grand-rue de Freital j’ai essayé de savoir ce que pensaient les gens des réfugiés.
D’ordinaire, l’exercice est un peu une loterie, parce qu’il y a toujours plus de personnes prêtes à passer leur chemin qu’à écouter votre question.
Rien de tel pour ce « radio-trottoir », car presque chaque personne s’arrêtait pour m’entendre. Ce n’est qu’au mot de « réfugiés » que beaucoup se raidissaient et disaient « non, je ne veux pas parler de ça ».
Ceux qui étaient opposés à leur présence n’avaient pas grand-chose à dire. Un seul me lâcha brutalement : « ils devraient disparaître de la surface du globe ».
A l’inverse les plus bavards s’étonnaient de la haine que soulevait la présence des réfugiés.
Pour un retraité, les plus forts en gueule n’étaient que des « voyous paresseux », passant leur journée à boire de la bière et regarder la télévision plutôt que de sortir chercher un travail.
« Ils disent que les réfugiés piquent leur travail. C’est n’importe quoi. Il y a du travail mais ils sont trop paresseux pour en trouver un ».
Une vieille dame ramassant des prunes dans son jardin m’avoua n’avoir eu aucun contact personnel avec ces réfugiés qui passent devant chez elle pour aller au supermarché.
Etait-elle contente de les avoir pour voisins ? « Pourquoi pas, ce sont des êtres humains, comme nous ».
Comme la Saxe a souvent été décrite par les médias comme une région « brune », -en référence à la couleur de l’uniforme nazi-, beaucoup de ses habitants préfèrent garder le silence plutôt que de donner corps à cette réputation. Ils ont peur que l’expression d’une inquiétude au sujet des réfugiés ne soit interprétée comme un signe de xénophobie et d’être comparés à des nazis.
Mais pourquoi l’attitude à l’égard des réfugiés est-elle plus dure ici que dans d’autres régions allemandes ?
Une explication couramment avancée est que les régions de l’Est, en passant d’un régime fasciste à un système totalitaire, n’ont pas bénéficié d’une dénazification aussi aboutie qu’à l’Ouest.
Pour une pasteur de Heidenau, les Allemands de l’Est ont vécu l’arrivée des réfugiés comme un nouveau bouleversement de leur existence, alors qu’ils venaient à peine de retrouver une certaine stabilité après la révolution de la réunification.
Selon elle, d’autres habitants se considèrent à la traîne des avancées de la société, et quand les politiciens et les médias les ont qualifiés de “populace”, ils ont répondu, “Oui, nous sommes la populace, et alors?”.
Mais en fait, pour chaque personne qui envoie un cocktail Molotov à travers la fenêtre d’un foyer d’accueil, il y en a cinq autres qui œuvrent dans l’ombre pour les accueillir. Le travail de ces volontaires, qui aident par exemple les réfugiés à déchiffrer les formulaires officiels et à y répondre, s’effectue loin des caméras de télévision. Et il ne peut concurrencer les reportages sur les attaques ou les manifestations.
J’ai trouvé qu’il y avait des centaines, si ce n’est des milliers, de bénévoles en Saxe, qui prennent du temps pour aider chaque soir de jeunes écoliers étrangers à faire leurs devoirs.
A Freital, une association organise des activités pour les réfugiés syriens, comme des ateliers de ferronnerie ou des excursions dans les forêts avoisinantes pour les familiariser avec leur nouvel environnement.
Un groupe de bénévoles a rassemblé des fonds pour installer un réseau Wi-Fi permettant à des réfugiés dans deux foyers de communiquer avec leurs proches restés dans une zone de guerre. Et il a joué les intermédiaires avec la compagnie de téléphone quand le réseau est tombé en panne.
En ma présence, une voisine a demandé à un jeune réfugié son avis sur la confiture qu’elle avait fabriquée et lui a dit de venir chercher les gâteaux qu’elle lui avait préparés.
Elle a refusée de me donner son nom, en précisant qu’elle était seulement la “grand-mère allemande” du jeune garçon. Je ne m’attendais pas vraiment à ça avant de venir.
Une semaine après avoir quittée la région, cette dernière faisait la Une avec la chasse à l’homme d’un Syrien suspecté de préparer un attentat et qui avait échappé à la police dans la ville de Chemnitz.
“Oh non, pas en Saxe!”, ai-je pensé, par crainte des répercussions sur place.
Le suspect, Jabel al-Bakr, a finalement été arrêté, par des réfugiés syriens habitant la plus grande ville de Saxe, Leipzig. Et je me suis pris à espérer que ce dénouement contribue à dissiper le voile de suspicion couvrant les réfugiés dans cette région.