A Kaboul, le temps de l'angoisse
Shah Marai, chef photographe du bureau de Kaboul, a été tué ce 30 avril 2018 dans la capitale afghane, dans un double attentat suicide, dont il couvrait la première explosion.
Nous republions ci-dessous le blog qu'il avait écrit en octobre 2016, et dans lequel il décrivait le danger extrême de couvrir l'actualité en Afghanistan.
Kaboul – Quand j’y repense, la fuite des talibans face aux Américains en 2001 représentait un immense espoir. Des années en or. Nous allions enfin pouvoir vivre normalement. Mais aujourd’hui, cet espoir a disparu. La fête est finie et les talibans sont à nos portes.
J’ai commencé à travailler pour l’AFP à Kaboul comme chauffeur en 1996. Et puis à partir de 1998, je me suis essayé à la photo.
Les talibans détestaient les journalistes et j'avais intérêt à rester discret: toujours vêtu du shawal kharmiz (la longue chemise traditionnelle sur un pantalon flottant) je travaillais avec un petit reflex que je cachais en général dans une écharpe, enroulée autour de la main...
Il était par exemple interdit de photographier tous les êtres vivants, les hommes comme les animaux. C’était contre leur conception de l’islam.
Je me souviens d'un jour où je photographiais les files d'attente devant les boulangeries: la vie était rude, les gens sans travail, les prix explosaient... Des talibans se sont approchés - "Que fais-tu? " - "Rien! Je photographie juste les pains..."
Heureusement c'était avant l'ère du numérique, ils ne pouvaient pas vérifier sur l'écran de contrôle.
Je ne signais généralement pas mes photos par sécurité: c'était l'anonyme "str" - pour stringer.
L'AFP n'avait pas vraiment de bureau à l'époque. C’était une villa dans Wazir Akbar Khan, le même quartier qu'aujourd'hui - résidentiel et diplomatique. Les envoyés spéciaux se relayaient, dont le géant néo-zélandais Terence White.
On se rendait régulièrement sur la ligne de front dans la plaine de Chomali, au nord de Kaboul, où l'Alliance du Nord affrontait encore les talibans.
A part la BBC, il ne restait plus que les trois agences AFP, AP et Reuters... Puis en 2000, tous les étrangers ont été chassés. Je me suis retrouvé à tenir le bureau, depuis lequel je téléphonais des informations à celui d'Islamabad, au Pakistan, avec un téléphone satellite.
Le 11-Septembre, j'ai vu sur la BBC les avions s'encastrer dans les tours jumelles à New York, sans imaginer une seconde les répercussions possibles sur l'Afghanistan.
Un soir, c’est le bureau d’Islamabad qui m'a prévenu : "Des rumeurs disent que les Américains vont attaquer". De notre côté, rien ne bougeait.
Quelques heures plus tard, le 7 octobre, les bombardements ont commencé sur Kandahar (la grande ville du sud-est, proche de la frontière pakistanaise).
J'étais en train de téléphoner les infos à Islamabad quand j'ai entendu les avions au-dessus de Kaboul. Les premières bombes sont tombées sur l'aéroport. Je ne me suis pas couché de la nuit, sans pouvoir sortir.
Le lendemain matin, quand je suis arrivé près de l'aéroport, des dizaines de talibans en noir étaient réunis. L'un d'eux s'est approché et m'a dit : "Ecoute, je suis sympa aujourd'hui, je ne te tue pas mais tu dégages tout de suite".
J'ai fait demi-tour, laissé ma voiture au bureau. La ville était déserte. Et je suis revenu près de l’aéroport avec mon vélo, comme un type ordinaire, la main droite au guidon enroulée dans un châle pour cacher mon appareil: j'ai pris ainsi six photos, pas une de plus! Sans savoir si on pourrait en tirer quelque chose. Finalement j'en ai envoyé deux. Juste deux.
Puis un matin, tous les talibans ont disparu, et les forces de l’Alliance du nord sont entrées dans Kaboul en libératrices. Les Américains, avec leurs bombardements et leurs forces spéciales, avaient rempli leur mission.
Les rues étaient pleines de monde, les gens ressortaient, ils revivaient. J'en ai vu qui pillaient l'ambassade du Pakistan.
Alors les hélicoptères ont commencé à affluer, bourrés de confrères – un renfort de l'AFP était entré avec les forces de l’Alliance du nord, après un périple depuis Moscou via le Tadjikistan. D’autres ont suivi depuis Islamabad.
Bientôt nous étions une dizaine dans la maison de Wazir Akbar Khan. Le bureau ne désemplissait pas. Kaboul était en fête, c'est devenu le « Journalistan ».
Je donnais des coups de main à tout le monde, trouver un logement, une voiture, un fixer, renseigner sur les routes. Mon meilleur ami m'a proposé de s'associer pour ouvrir la Sultan Guesthouse, la première de Kaboul: j'aurais dû le suivre, il a fait fortune!
C'était incroyable de voir autant d'étrangers après toutes ces années, ils arrivaient de partout dans le sillage des Américains, les jeunes gens couraient à leur devant dans les rues. Je me souviens d'un jeune homme qui n'en revenait pas: "C'est le premier dollar que j'ai en main!" répétait-il.
Tout redevenait possible, même les choses les plus simples, comme d’aller chez le coiffeur se faire raser la barbe.
Aucun combat en ville, des troupes britanniques, françaises, allemandes, canadiennes, italiennes, turques ... des soldats qui venaient de partout et patrouillaient à pied les rues de la ville, on se présentait, je pouvais les photographier, ils étaient détendus, souriants. On pouvait voyager comme on voulait dans le Helmand -une province du sud, royaume du pavot aujourd’hui infestée d'insurgés-, dans l'est, dans l'ouest.
La sécurité était assurée et puis...
Et puis en 2004, les talibans sont revenus, d'abord par la province de Ghazni (sud-est). Ensuite, en 2005 et 2006, ils ont commencé à s'étendre, comme un virus et dans Kaboul les attentats ont commencé, visant en particulier les lieux fréquentés par les étrangers... La fête était terminée.
Aujourd'hui, les talibans sont de nouveau partout et nous, nous sommes la plupart du temps coincés à Kaboul. Depuis trois ans, les T-Walls (des pans de béton érigés tout droit) poussent partout à travers la ville pour se protéger des camions et voitures piégés, je n'ai plus grand chose à montrer et puis les gens ne sont plus aussi amicaux avec l'appareil photo: ils sont même agressifs parfois, plus personne ne se fait confiance, surtout quand tu travailles pour une agence étrangère. Ils se demandent si tu es un espion.
Bien sûr la ville a changé après 2001, avec la construction d'immeubles tout neufs, l'ouverture de grandes avenues à la place des petites rues. Les stigmates de la guerre ont disparu, tu peux chercher: à part le palais de Darulaman, l'ancien palais royal, tu ne verras pas une ruine. Les boutiques sont pleines et on y trouve de tout.
Mais il n'y a plus d'espoir. La vie me parait même plus dure que sous les talibans à cause de l'insécurité. Je n'ose pas emmener mes enfants en balade, j'en ai cinq, ils me font de la peine: ils passent leur journée enfermés à la maison. Chaque matin pour venir au bureau, chaque soir en rentrant, je pense à la voiture piégée, au kamikaze qui va peut-être surgir de la foule. Je ne peux pas prendre ce risque pour eux. Alors on ne sort pas.
Je garde toujours en mémoire le souvenir de Sardar, mon ami du bureau tué avec sa femme et deux de ses enfants pour une sortie à l'hôtel Serena. Seul son petit garçon a survécu.
Je n'ai jamais senti si peu de perspectives et je ne vois pas d'issue. C'est le temps de l'angoisse.
Ce blog a été écrit avec Anne Chaon à Kaboul.