Un weekend à Marseille
MARSEILLE (France) – En faisant la queue au magasin de bricolage, quelques jours avant mon départ pour la France, je me sentais complètement idiot. Pourquoi diable étais-je là, en train de payer pour des lunettes de protection, un casque renforcé et un masque à gaz de peintre en bâtiment? Après tout, je n’allais couvrir qu’un tournoi international de football, pas une guerre, et en principe ma prochaine mission allait avoir plus à voir avec Gazza qu’avec Gaza…
Sauf que cela n’allait pas être le cas.
Mon cahier des charges initial consiste à suivre les supporters anglais, à photographier leurs visages peinturlurés, leur joyeux folklore et leur exubérance tout au long de leur voyage à travers la France, sur les pas de leur équipe, pendant l’Euro 2016.
Cependant, alors que je me prépare pour le premier match Angleterre-Russie à Marseille, les bruits qui circulent ne sont pas très rassurants. La rumeur évoque des groupes de néo-nazis russes impatients d’en découdre avec les Anglais, des bandes de voyous marseillais qui rêvent d’un remake des violences de la Coupe du monde en 1998, des hooligans anglais bien décidés à se comporter… eh bien, comme des hooligans anglais, et même de possibles attaques terroristes du groupe Etat islamique contre la fan zone où je dois travailler. Super…
Très vite, il devient clair que contrairement à mon projet initial, mon travail ne va pas consister à me promener dans les rues de la belle ville de Marseille avec un unique boîtier nonchalamment accroché autour du cou et quelques objectifs haut-de-gamme dans une sacoche.
Je ne suis pas un fan de football, mais je sais que l’immense majorité des supporters qui font le voyage pour l’Euro 2016 sont pacifiques. Ils sont en France uniquement pour assister aux matches et se faire plaisir. Ils ne feraient pas de mal à une mouche. Pendant l’Euro, j’aurais adoré passer mon temps avec eux, à me balader entre les stades et les fan zones, à prendre en photo les visages maquillés, les déguisements grotesques, les danses de joie et les bannières colorées, comme j’avais eu l’occasion de le faire en 2008 quand le tournoi avait lieu en Autriche et en Suisse. Malheureusement, comme toujours, c’est la toute petite minorité de voyous qui fait l’événement.
Rapidement, ce qui a commencé par du tapage, des chants et des bravades inoffensives tourne au vinaigre. Alors que j’entame ma deuxième journée en France, les forces de l’ordre ont déjà employé les gaz lacrymogènes contre les supporters.
A partir de ce moment, mon cahier des charges change. Il s’agit désormais d’être réactif à ce qui se passe autour du Vieux-Port de Marseille. La police anti-émeutes est présente en force. Des petits morveux essayent de déclencher une bagarre en lançant des bouteilles de verre en direction des supporters britanniques. Quand on mélange d’énormes quantités d’alcool, un soleil de plomb et des provocations, il n’est pas difficile d’imaginer le résultat…
A moins d’être en groupe, il n’est plus question de porter un appareil photo de façon visible dans ce capharnaüm. Les voleurs et les pickpockets s’en donnent à cœur joie. Des hooligans russes s’attaquent aux supporters anglais, les supporters anglais attaquent les journalistes, et la police balance des gaz lacrymogènes sur tous ceux dont la tête ne lui revient pas.
Le soir, la police emploie des chiens d’attaque pour tenter de contrôler les fauteurs de troubles. Je frôle la crise cardiaque quand, à un moment, un chien passe en courant sur ma droite et son maître sur ma gauche. La laisse s’enroule autour de moi, le molosse se retourne et me saute dessus. Peu de temps plus tôt, j’ai vu ses congénères mordre allégrement les bras et les jambes des gens… Mais les astres sont avec moi ce jour-là : le chien qui fond sur moi est un des seuls à porter une muselière. Si tel n’avait pas été le cas, je ne crois pas que je serais ici à écrire cet article à l’heure qu’il est…
Ah, et pour ceux qui n’ont jamais éprouvé ce plaisir, le gaz lacrymogène est quelque chose d’intéressant. Si vous imaginez que vous pouvez vous en tirer en restant à l’écart de la fumée visible, vous faites erreur : les vapeurs environnantes sont tout aussi efficaces. Vous avez du mal à respirer, et si vous commettez l’erreur quasi inévitable de toucher vos yeux avec vos doigts, les effets déplaisants sont exacerbés. Pas facile de travailler quand vous n’y voyez rien et que les bouteilles de verre volent dans tous les sens… Heureusement, mes lunettes de protection étanches à 6,99 livres font parfaitement leur boulot, et mon casque me procure une certaine sensation de sécurité face aux projectiles.
Le jour du match, les hooligans russes, qui jusque-là sont restés discrets, lancent des attaques organisées contre les supporters anglais dans les ruelles derrière le Vieux-Port. Un homme est grièvement blessé à coups de barre de fer. Un policier doit lui pratiquer une réanimation cardio-respiratoire au milieu d’une place.
J’ai grand besoin de faire une pause. Je rejoins mes collègues Tobias Schwartz, de l’AFP, et Carl Court, de Getty, dans un café un peu à l’écart du champ de bataille. Nous nous attablons et commençons à éditer les photos que nous avons prises.
Mais voilà que quelques minutes plus tard, le personnel de l’établissement ferme précipitamment porte et fenêtres et abaisse le rideau de fer. Dans la rue, de nouvelles échauffourées ont éclaté. Nous nous retrouvons dans une situation surréaliste, coincés dans un café à mâchouiller des pizzas pendant que d’horribles bruits de bagarre nous proviennent de l’extérieur. Pour couronner le tout, quand le rideau de fer se relève enfin, un client commence à se disputer violemment avec les serveurs, empoigne son couteau à viande… « L’addition, s’il vous plaît ! »
L’heure du match approche. Avec mon collègue Carl Court, nous nous dirigeons vers le stade. Enfin, nous voyons de vrais supporters, avec leurs peintures faciales et leurs chapeaux saugrenus. Hélas, ce bref moment de répit est lui aussi gâché. J’entends un cri. Puis je vois un type slalomer dans la foule à toute vitesse. Il passe à côté de moi et j’entends un objet tomber à mes pieds. C’est un couteau à cran d’arrêt. Le gars disparaît, je ne saurai jamais s’il voulait provoquer une bagarre, se défendre contre quelqu’un ou si c’était un vol qui avait mal tourné. Au bout d’une demi-heure, nous ne nous sentons plus du tout en sécurité. Des gens essayent sans arrêt de nous arracher notre matériel. Nous devons battre en retraite.
Nous nous rendons sur la plage, où est installée la fan zone officielle. Quel soulagement de nous retrouver enfin au milieu de gens qui ne sont là que pour regarder du sport ! Le soleil couchant, l’écran géant me permettent de prendre de belles images.
Quand le match se termine, sur le score de 1-1, les supporters commencent à se diriger en colonnes vers le centre-ville. La nouvelle selon laquelle des débordements ont également eu lieu au stade commence à se répandre. Des groupes de Russes bien organisés ont chargé les supporters anglais dans les tribunes, devant les caméras de télévision.
A ce stade, il devient trop dangereux de travailler dans les rues de Marseille. Dès qu’un photographe s’expose avec son équipement, il est pris pour cible par tous les camps à la fois, risque le passage à tabac et le vol de son matériel.
Le dimanche matin, quand j’embarque dans mon TGV pour Paris, je pousse un soupir de soulagement. Pendant les quatre heures de voyage, autour de moi, les supporters racontent histoire d’horreur sur histoire d’horreur. Attaques, violences, menaces : tous jurent qu’ils ne mettront plus jamais les pieds à Marseille. Et moi, quand je me souviens du charme qu’avait cette ville à mon arrivée quelques jours plus tôt, je me demande comment certains ont pu en arriver là pour ce qui ne devait être que le « beau jeu ».
(Cet article a été traduit de l'anglais par Roland de Courson à Paris).