Le militant anti-gouvernement fédéral Duane Ehmer parcourt à cheval le Refuge faunique national de Malheur, dans l'Oregon, qu'il occupe avec plusieurs autres activistes, le 7 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Le western de Malheur

REFUGE FAUNIQUE NATIONAL DE MALHEUR (Etats-Unis), 24 février 2016 – Nous sommes au quatrième jour de confrontation entre miliciens armés et autorités au fin-fond de l’Oregon. Debout dans le brouillard glacé sur le champ de foire du comté de Harney, je me demande si cet endroit a déjà connu un jour semblable agitation…

Le comté de Harney fait à peu près la taille d’Haïti ou de l’Etat du Massachusetts, mais il ne compte que 7.000 âmes. Et la plupart de ces âmes aiment la solitude. Ce n’est pas souvent que les habitants de cette campagne perdue du nord-ouest des Etats-Unis participent à des réunions publiques. Ils n’aiment guère voir les forces de l’ordre s’occuper de leurs affaires. Et là, les voilà qui s’agglutinent dans une salle des fêtes bourrée de policiers dans l’espoir d’apprendre ce qui se passe dans un refuge faunique situé au milieu de nulle part, à 50 kilomètres de là…

Le sheriff du comté de Harney, David Ward, prend la parole pendant une réunion publique d'information à Burns, dans l'Oregon, le 6 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

C’est surréaliste. Comme la totalité de ces quarante-et-un jours de face à face entre les forces de sécurité et un groupe hétéroclite de protestataires mus par l’exécration du gouvernement fédéral. Pour ceux qui n’habitent pas dans l’Ouest américain, l’idée de citoyens armés manifestant contre les autorités constituées peut déjà sembler complètement surréaliste en soi. Mais ici, le mot « fed » est souvent considéré comme un gros mot. C’est assurément le cas pour tous ceux qui sont rassemblés dans cette salle des fêtes.

Toute l’affaire tourne autour des terres. Laissez-moi expliquer.

Armes à feu en vente dans une boutique d'antiquités à Burns, le 5 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Dans les Etats de l’Ouest des Etats-Unis, la majorité des terres (53% dans le cas de l’Oregon) appartiennent au gouvernement fédéral. Ce sont des terres publiques, et le gouvernement accorde aux gens comme les ranchers et les bûcherons des droits de pâturage ou d’abattage. Souvent, les ranchers n’apprécient pas du tout ce contrôle gouvernemental. Ils estiment que, comme ce sont eux qui travaillent sur ces terres, ils en sont les légitimes propriétaires. Des conflits éclatent régulièrement.

Un opposant déclaré au gouvernement fédéral américain fait une pause-cigarette dans son pickup près du Refuge occupé, le 11 février 2016 (AFP / Rob Kerr)

C’est l’un de ces conflits qui a déclenché, le 2 janvier, la confrontation du refuge. Deux frères, Ammon et Ryan Bundy, fils d’un célèbre activiste antigouvernemental, accompagnés de plusieurs sympathisants, ont saisi leurs armes à feu et se sont retranchés dans le siège du Refuge faunique national de Malheur, un parc naturel protégé dans le centre du comté de Harney. Ils entendaient protester contre la condamnation à des peines de prison ferme de deux éleveurs de la région, Dwight et Stephen Hammond, reconnus coupables d’avoir incendié des terres fédérales.

Un des leaders des protestataires, Ammon Bundy, quitte une conférence de presse au Refuge faunique national de Malheur, le 6 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Les deux fermiers condamnés ont vite pris leurs distances avec les insurgés. Mais le mouvement n’a pas tardé à attirer plusieurs dizaines de partisans, « patriotes » autoproclamés, illuminés et paumés en tout genre, dont beaucoup d’anciens combattants d’Irak, communiant dans la haine des « feds » sans avoir d’autre point commun entre eux.

"Un des occupants du refuge, Jon Ritzheimer, montre une photo de sa famille et un exemplaire de la constitution des Etats-Unis le 4 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Dans l’Oregon, le ressentiment à l’égard de Washington s’explique en grande partie par le déclin de l’industrie forestière, autrefois un des plus gros employeurs de l’Etat. A la fin des années 1990, l’abattage des arbres a été fortement réduit sur les terres fédérales dans le but de protéger des espèces menacées. Les collectivités affectées par cette mesure ont reçu des subventions temporaires pour compenser leurs pertes de revenus et les aider à reconvertir leur économie. Mais beaucoup n’avaient toujours pas réussi à prendre un nouveau départ quand ces subventions ont pris fin, quelques années plus tard. Depuis, les habitants du cru accusent les « feds » de leur avoir doublement coupé les vivres : d’abord en sacrifiant l’industrie forestière, puis en supprimant les subventions grâce auxquelles ils se maintenaient à flot malgré tout. Maintenant, beaucoup se sentent complètement démunis.

Un sympathisant de Dwight et Steven Hammond, deux éleveurs condamnés à des peines de prison pour avoir incendié un terrain fédéral, manifeste devant la Chambre de commerce du comté de Harney à Burns, le 27 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Ce sentiment d’impuissance est palpable ce soir, dans la salle des fêtes, où les autorités ont organisé une réunion pour débattre avec la population de la façon dont elles gèrent la guerre des nerfs avec les miliciens retranchés. A ce stade, quatre jours après le début des événements, la plus grande confusion règne. Personne ne sait exactement combien de gens occupent le refuge, ni qui ils sont, ni ce qu’ils veulent. Les écoles restent fermées pour des raisons de sécurité. L’hôpital local a renforcé ses effectifs, juste au cas où. La bourgade voisine de Burns est littéralement envahie par la police. Les habitants se terrent chez eux et ferment les volets.

Pickups dans la neige

Comme internet n’est pas très répandu dans la région, assister à la réunion publique dans la salle des fêtes est pour beaucoup le seul moyen de savoir ce qui se passe dans le coin. Pendant que j’essaye de garder l’équilibre sur la neige glissante, le parking commence à se remplir de pickups, de voitures, de camions des médias et d’une demi-douzaine de véhicules du sheriff venus des quatre coins de l’Etat. Un camion s’enlise dans la neige, et tout de suite un groupe de volontaires spontanés se précipite pour le dégager.

Des journalistes à l'entrée du Refuge faunique national de Malheur, dans l'Oregon, le 3 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Pendant la réunion, j’aperçois plusieurs des occupants du refuge parmi la foule, au milieu des éleveurs, des petits commerçants et des policiers. Wow ! Ils peuvent donc entrer et sortir librement du parc naturel qu’ils ont envahi ? Pourquoi ne se font-ils pas arrêter ? Encore un moment surréaliste...

Observé de loin

Je suis arrivé ici le lendemain du début de l’occupation, à la tombée de la nuit. Je traquais les derniers rayons de soleil et me sentais un peu nerveux en roulant vers le siège du refuge sur la route à deux voies verglacée qui y mène depuis Burns. Je n’avais aucune idée de comment ces hommes lourdement armés allaient accueillir un reporter venu les photographier. Et puis il y avait la tour de surveillance, qui s’élevait vers le ciel au milieu des collines… J’avais l’impression d’être observé très attentivement depuis là-haut. Ce mirador et cette sensation d’être surveillé de près devaient me souhaiter la bienvenue tous les jours jusqu’à la fin de l’occupation.

La tour de surveillance du Refuge faunique national de Malheur, le 5 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Pendant les premières semaines de la confrontation, la police d’Etat se tient à l’écart du parc. Elle établit son quartier général dans plusieurs immeubles autour du tribunal de Burns. Quant au FBI, il élit domicile dans l’aéroport local.

Le refuge compte deux entrées. La principale a été transformée en poste de contrôle par les protestataires. Les lieux, à peine plus vastes qu’un terrain de basket-ball, pullulent de journalistes. De temps en temps, des habitants du coin viennent faire un tour en voiture pour voir ce qui se passe. Eventuellement ils s’arrêtent un moment et vocifèrent ce qui leur passe par la tête. Quant à la seconde entrée du parc, elle est juste bloquée par une voiture disposée en travers.

Une barricade dressée par les protestataires à l'entrée du Refuge, le 7 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Pendant ces premières semaines, les journalistes sont autorisés à se promener à leur guise dans le siège du refuge pendant quelques heures chaque jour, au moment du déjeuner. Je ne peux pas dire que je me sens totalement à l’aise dans ces moments. Nous sommes dans un lieu isolé contrôlé par des hommes en armes, dont certains proclament avec insistance que leur action est soutenue par Dieu, et sans aucun agent de police à proximité…

A l'entrée du Refuge, le 5 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Au bout de trois semaines, fin janvier, les frères Ammon et Ryan Bundy se font arrêter sur une autoroute à environ 80 km du refuge. Un troisième militant, Robert « LaVoy » Finicum, est tué au cours de la même opération par la police car, selon cette dernière, il refusait d’obtempérer et approchait ses mains d'une poche où se trouvait une arme chargée. Après cet incident, la présence des forces de l’ordre augmente fortement autour du refuge et je passe la plupart de mon temps à marcher, à manger et à parler avec des policiers. Privés de leurs leaders, beaucoup de protestataires jettent l’éponge et retournent à leur vie antérieure.

Ryan Bundy, un des occupants du refuge, parle au téléphone le 7 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

La dernière semaine d’occupation, il ne reste plus que quatre irréductibles. Les agents du FBI cernent le refuge, bouclent toutes les routes d’accès et ordonnent aux médias de partir. Ils demandent aussi aux propriétaires des ranches environnants de quitter leurs domiciles, si possible. Certains s’exécutent, d’autres refusent de quitter leurs troupeaux.

Un après-midi, je me retrouve à photographier un de ces barrages routiers au milieu de nulle part. Après des semaines de temps vraiment glacial, le soleil brille et la brise est légère. Le barrage a été dressé sur une piste de gravier qui court droit au milieu des herbes. Il me semble que toute activité humaine, surtout s’il s’agit de mouvements de véhicules, serait visible à des kilomètres à la ronde. Et pourtant, je tarde à me rendre compte qu’une demi-douzaine de grands pickups sont en train de barrer la route juste derrière moi. Quand finalement je m’en aperçois, je suis incapable de déterminer à quel camp appartient la dizaine d’hommes qui se dirigent vers moi en brandissant des fusils d’assaut. Ils me visent, m’ordonnent de descendre de la voiture les mains en l’air.

Barrage de police sur une route menant au refuge de Malheur, dans l'Oregon, le 27 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Il s’avère finalement qu’ils sont du FBI. Après le premier moment de tension, mes nerfs et les leurs se calment. Ils me demandent ce que j’ai vu au cours des semaines précédentes. Je n’ai pas grand-chose à leur raconter.

Un des éléments qui renforce l’aspect surréaliste de toute cette histoire, c’est le cadre, le paysage magnifique du Refuge faunique de Malheur, ces gens qui revendiquent le droit de porter des armes et qui expriment leur haine du gouvernement fédéral au milieu des cailles et des faisans. L’un des occupants, Duane Ehmer, arbore le drapeau américain sur le dos de sa veste en cuir et arpente le refuge occupé monté sur son cheval, Hellboy. Ses qualités de cavalier sont bien connues, me commente un rancher.

Un des occupants du refuge, Duane Ehmer, monte la garde sur son cheval le 15 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

Il y a aussi le bétail qui broute le fourrage, les cerfs qui gambadent à l’horizon à travers les marais gelés. Il arrive souvent que des véhicules entrent en collision avec du gros gibier sur les routes gelées dans la cambrousse, un type parvenant même à heurter deux cerfs à la fois. Au brouillard succèdent la neige et le vent, une jolie lumière baigne les grands espaces

Des éleveurs nourrissent leurs bêtes près du refuge, le 6 janvier 2016 (AFP / Rob Kerr)

L’un des aspects les plus poignants de cette histoire, c’est son impact sur la vie locale. Cette campagne endormie se retrouve envahie du jour au lendemain par des hordes de policiers, de citoyens armés et de journalistes. Quand vous êtes en train de vous faire couper les cheveux chez le barbier du coin et que tout à coup un énorme blindé du service de déminage de la police d’Etat vous passe sous le nez, c’est un peu déconcertant… Dépourvus de moyens de communication fiables, les locaux n’ont souvent pas la moindre idée de ce qui est en train de se passer.

LaVoy Finicum, un des occupants du Refuge, donne une conférence de presse le 15 janvier 2016. Il sera tué quelques jours plus tard lors d'une opération de police (AFP / Rob Kerr)

Beaucoup d’habitants du coin détestent les « feds » avec ardeur. Mais ils en veulent vraiment aux miliciens, qui proviennent de tous les coins de l’Oregon, d’être venus mener leur action sur leur territoire. Ils leur reprochent aussi d’avoir pris le refuge pour cible, de ne pas avoir respecté les lieux, d’avoir laissé derrière eux des monceaux d’ordures et d’avoir démoli des clôtures. Certes, le surcroît d’activité a profité au commerce local. Beaucoup de gens ont gagné en un mois ce qu’ils gagnent habituellement sur toute une saison grâce à l’afflux massif de policiers et de journalistes. Mais le sentiment général, c’est le malaise.

Barrage routier près du refuge, le 11 février 2016 (AFP / Rob Kerr)

En ligne avec toute l’histoire, le siège s’achève le 12 février de façon assez surréaliste. Le dernier occupant à résister s’appelle David Fry et il a 27 ans. Il se barricade dans le siège du refuge et, une heure durant, se livre en direct sur internet à une diatribe dans laquelle il réclame une pizza, puis de la marijuana, invoque Jésus et l’Etat islamique, dénonce l’avortement et la politique étrangère des Etats-Unis tout en plaidant pour « la liberté ou la mort ». Après quoi il se rend.

Maintenant, le refuge faunique est en train d’être remis en état après des semaines de saccage et de négligence. Vraisemblablement, il sera prêt pour le printemps, quand l’arrivée des oiseaux migrateurs attirera ici des milliers d’amoureux de la nature. Dans les campagnes de l’Ouest américain, les opposants au gouvernement fédéral continueront à mener campagne, sur d’autres terrains d’action.

Rob Kerr est un photographe indépendant basé à Bend, dans l’Oregon. Visitez son site personnel et suivez-le sur Instagram. Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson (lire la version originale).

Une famille exprime son soutien aux occupants du refuge, le 11 février 2016 (AFP / Rob Kerr)