Jakarta : au cœur de la fusillade
JAKARTA, 15 janvier 2015 – Je suis en train de porter à mes lèvres mon café du matin quand j’entends un bruit sourd. Cela ne ressemble pas à une explosion. Plutôt à la chute d’un gros morceau de métal contre le sol. Quelque chose a dû tomber d’un toit, ou bien il s’agit d’une collision entre deux voitures. Je laisse ma tasse de café sur le comptoir et je cours dehors pour voir ce qui se passe.
Ce jeudi 14 janvier, la matinée a commencé très doucement. Je suis allé au bureau pour envoyer quelques photos de bébés orang-outan. Puis je suis allé faire une pause –café dans mon bistro de quartier habituel. Je m’apprête à régler ma consommation quand j’entends le bruit.
Au début, je me dis que ça ne doit pas être grand-chose. Puis je vois la police en train de foncer à toute allure. Je réussis à interroger un agent et il me répond qu’il s’agit d’une bombe. Je saisis mon appareil photo et je saute sur la moto – l’AFP ici dispose de motos avec chauffeur pour que les photographes puissent se rendre rapidement n’importe où tout en ayant les mains libres. Nous roulons à contresens en direction du quartier de Thamrin d’où proviennent des hurlements de sirènes, en esquivant les voitures qui arrivent dans l’autre direction.
Bataille rangée dans la rue
En vingt-deux ans de carrière, j’ai couvert des guerres et pas mal d’attentats. Je m’attends à tomber sur la scène habituelle après l’explosion d’une bombe, où il n’y a plus que des dégâts et guère d’ «action» à photographier. Mais une fois sur place, je m’aperçois qu’il ne s’agit pas d’un attentat classique. La police et les suspects sont en train d’échanger des coups de feu, au milieu de la rue.
Tout de suite, je me mets à l’abri des tirs et je commence à prendre des images. J’appelle aussi le bureau de l’AFP pour raconter ce que je suis en train de voir. Ma première priorité, c’est de rester en sécurité pour pouvoir continuer à travailler. Je me positionne à proximité de l’affrontement, mais bien à l’écart de la ligne de tirs pour ne pas risquer d’être pris entre deux feux.
Je vois des corps qui gisent sur le sol et la police qui donne la chasse aux suspects, lesquels se dissimulent derrière des voitures stationnées devant le Starbucks près duquel la bombe a explosé. A côté de moi, il y a un policier en civil blessé à la jambe par une balle ou par de la mitraille.
Les policiers bougent en permanence, et je m’efforce de les suivre. Parfois j’avance derrière eux, parfois un peu sur leur droite. Pour être honnête, je ne ressens aucune frayeur à ce moment-là. C’est le type de situation dans laquelle seules deux pensées vous occupent l’esprit: rester sain et sauf et prendre de bonnes photos.
Bottes militaires
J’ai aussi la chance d’être rarement importuné par la police: je porte presque toujours des bottes de type militaire pour travailler et je suis de plus grande taille que la moyenne des Indonésiens, ce qui fait que les policiers font rarement attention à moi, et s’imaginent sans doute que je suis l’un des leurs. J’arrive donc à les suivre de près sans me faire envoyer bouler. Ce n’est qu’en arrivant à proximité des victimes que je me retrouve bloqué par des agents. Le quartier général de l’AFP en Asie, à Hong Kong, vient de m’appeler pour me demander de transmettre mes premières photos dès que possible, et juste à ce moment je vois arriver Romeo Gacad, notre chef photographe pour l’Indonésie. Romy reste sur place tandis que je file au bureau pour envoyer mes images.
Bien que je sois habitué à couvrir des violences – je me suis un jour retrouvé au cœur d’une bataille de plusieurs heures en Afghanistan – je dois admettre qu’assister à ces scènes m’a laissé sous le choc. C’est la première fois qu’une fusillade entre policiers et djihadistes se déroule sous mes yeux et aussi près, qui plus est en plein centre de la ville où j’habite, près du palais et des ambassades! J’en suis encore tout secoué.
Cinq individus au total ont pris part à ces attaques au cœur de la capitale, revendiquées par le groupe Etat islamique: trois se sont fait exploser et deux ont tiré sur les passants et sur la police. Ces attentats sont les pires en Indonésie depuis près de sept ans. Ils ont fait deux morts, en plus des cinq assaillants, et au moins vingt-quatre blessés.
Je mentirais si je disais que je n’ai pas eu peur sur le moment, mais il est vrai aussi qu’avec l’expérience, on en vient à savoir exactement comment se comporter dans ce type de situation. S’agissant d’une fusillade, ma priorité numéro un était de ne jamais me retrouver dans l’axe des tirs et de m’abriter en permanence derrière quelque chose – d’abord un mur, puis un arbre, et enfin une voiture. C’était mon assurance pour rentrer indemne et avec des photos. En ce qui concerne ces dernières, je ne suis pas entièrement satisfait. J’aurais pu en avoir de meilleures si j’étais arrivé juste un petit peu plus tôt sur place, mais bon, c’est la vie.
Quand j’ai fini de transmettre mes images, je redescends dans la rue pour attendre le motard qui doit me reconduire sur les lieux de l’attaque. Comme je sais qu’il va mettre un moment à arriver, je retourne dans le troquet où je me trouvais quand j’ai entendu l’explosion. Mon café est toujours là, posé sur le comptoir. Mais il est froid et je n’en ai plus envie. Alors je me contente de régler ma consommation. Les employés du bistrot n’ont pas été surpris de me voir partir en courant tout à l’heure, car ils ont toute suite compris que quelque chose de très grave était en train de se produire. Ils sont en revanche très étonnés de me voir revenir pour payer…
Bay Ismoyo est un photographe de l’AFP basé à Jakarta. Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson (lire la version originale).