Vote sous le feu en Centrafrique
BANGUI, 16 décembre 2015 – Je suis en Centrafrique depuis environ deux semaines. C’est un pays compliqué à couvrir : on a la sensation que quelque chose bout en permanence ici, que rien n’est stabilisé. Il faut toujours être sur ses gardes. On ne peut jamais se détendre, car on sent que quelque chose de fâcheux peut arriver à tout moment. Et ce dimanche 13 décembre, nos craintes se confirment.
La situation en Centrafrique est compliquée. Ce pays de 4,8 millions d’habitants est en proie aux troubles depuis qu’en mars 2013, des rebelles principalement musulmans de la coalition Séléka ont renversé le président chrétien François Bozizé, au pouvoir depuis dix ans. Les exactions commises sur les civils, notamment les chrétiens, ont entrainé des représailles féroces sur la communauté musulmane dès que la rébellion a été chassée du pouvoir, début 2014.
Depuis trois ans, les violences entre groupes chrétiens et musulmans n’ont jamais cessé. En ce moment, c’est ce qu’on appelle un « conflit de basse intensité » : il n’y a pas de ligne de front, pas de combats quotidiens. Mais on sait qu’à chaque coin de rue, il y a des hommes armés qui peuvent à tout moment semer la mort.
Rebelles et bandits
Les forces internationales de maintien de la paix sont partout. La Mission des Nations Unies en Centrafrique compte plus de 11.000 casques bleus déployés à travers le pays, dont une grande partie du territoire est contrôlé par des rebelles ou par des bandits. Beaucoup ici ont intérêt à faire capoter le processus de normalisation pour continuer leurs trafics d’or ou de diamants, ou pour éviter d'avoir affaire un jour à la justice pour leurs innombrables crimes contre les civils.
Les musulmans sont minoritaires en Centrafrique. Dans la capitale Bangui, la plupart d’entre eux vivent dans le quartier PK5 qui était, avant la crise, le véritable poumon économique de la ville. C’est là qu’éclate la fusillade.
Ce dimanche, les Centrafricains sont appelés aux urnes pour un référendum sur la nouvelle constitution, prélude à l’élection présidentielle prévue le 27 décembre. Les autorités espèrent que ce processus électoral aidera à mettre un terme aux violences qui ont fait environ 5.000 morts en trois ans et ont forcé un Centrafricain sur dix à fuir. La majorité des musulmans qui habitent au PK5 sont en faveur du texte, mais une minorité est contre.
Plus tôt dans la journée, des camions de l’ONU sont venus déposer le matériel de vote à l’école Koudoukou. Accueillis à coups de pierre par un groupe d’individus opposés au référendum, ils ont dû rebrousser chemin sans décharger. Plus tard, des personnes exigeant de pouvoir voter se sont rassemblées. Dès le matin, donc, la tension commence à monter. Et cela ne s’arrange pas au fil des heures.
Milice d'autodéfense
Alors que des électeurs attendent devant l’école le retour du matériel de vote, des soldats de l’armée centrafricaine arrivent. Ils sont rejoints par des miliciens musulmans armés appartenant à une organisation d’autodéfense du PK5, des civils brandissant des kalachnikovs et des grenades. Ils prennent position autour de l’école dans le but d’effectuer une démonstration de force.
Finalement, le bureau de vote est déplacé jusque dans l’école Baya Dombia, un établissement décrépit situé non loin de là. Le matériel de vote est livré, les électeurs font la queue et commencent à exercer leur devoir civique. Un contingent de l’ONU composé de soldats sénégalais, burundais et congolais surveille les opérations. Tout se déroule comme prévu.
Roquettes contre les électeurs
Et soudain, tout bascule. On entend d’abord des tirs d’armes automatiques. Quelques personnes courent se mettre à l’abri, sans vraiment paniquer car entendre des coups de feu est quelque chose d’habituel en République centrafricaine. A ce moment-là, je me trouve près de la porte d’entrée de l’école. Je prends des photos de gens en train de se mettre à couvert.
Puis ce sont les RPG qui entrent en action. Les roquettes visent clairement l’école, les électeurs. Les balles sifflent. Une roquette heurte un palmier devant l’entrée de l’école, à moins d’une quinzaine de mètres de la foule. L’arbre est coupé en deux par l’impact. C’est étrange, les deux morceaux du tronc se séparent et tombent au ralenti sous les crépitements des balles. C’est là où les gens commencent à réaliser la dangerosité de la situation, à crier et à s’enfuir. C’est la panique générale.
Au moment où l’attaque s’intensifie, je suis revenu à l’intérieur de l’école pour retrouver mes collègues. Je me mets à l’abri dans la cage d’escalier, qui est l’endroit que je juge le plus sûr.
Des soldats sénégalais qui défendent le bureau de vote se précipitent vers la foule pour l’éloigner de la cour de l’école. D’autres prennent position et se mettent à riposter. La fusillade dure trois ou quatre minutes. Je retraverse la cour de l’école à découvert pour photographier les soldats qui tirent. Je suis moins inquiet pour ma sécurité que pour celle des gens autour de moi, car ils sont pris au dépourvu et ne savent pas quoi faire. Des blindés de l’ONU se dirigent droit vers l’endroit d’où viennent les tirs. Les assaillants semblent battre en retraite car tout à coup l’attaque s’arrête.
Catastrophe évitée de justesse
Le plus étonnant, c’est qu’au plus fort de la fusillade, quelques jeunes musulmans qui s’étaient mis à couvert sont sortis de leurs abris en levant le poing et en criant : « on va voter ! » Cela en dit long sur la lassitude et la colère des habitants, qui se sentent pris en otage par les auteurs de violences.
« On a trop souffert. Ceux qui tirent sont des criminels qui veulent le chaos, mais nous ne pouvons plus le supporter », raconte Mahamat Youssouf, un marchand, à ma collègue de l’AFP Célia Lebur à un autre endroit de la ville. « Nous aussi nous sommes Centrafricains, et nous voulons la paix ! »
A l’école Baya Dombia, on n’est pas passés loin de la catastrophe. Si une des roquettes avait atterri dans la foule, le bilan aurait été lourd. Par chance, personne n’est blessé dans cette attaque. Les casques bleus ont fait du bon travail pour mettre les gens à l’abri dès le début de la fusillade, alors même que personne ne comprenait encore très bien ce qui était en train de se produire. Après l’attaque, le vote est suspendu et reporté au lendemain.
Mais ce jour-là, cinq personnes sont tuées dans d’autres incidents dans le quartier PK5.
Je ne suis pas fâché de quitter la Centrafrique après deux semaines, même si j’y retournerai certainement. Un sentiment d’insécurité règne dans la ville. Un couvre-feu est instauré toutes les nuits, et il faut faire très attention à tout ce que l’on fait. Dans certains quartiers, la population est ouvertement hostile aux journalistes. Il est extrêmement compliqué de travailler. Ce n’est toutefois pas tellement le cas dans le quartier musulman, où nous sommes plutôt les bienvenus. Nous sommes dans une enclave, et les habitants veulent qu’on raconte leur histoire.
En Centrafrique, on peut sentir que les plaies sont encore loin d’être refermées, que la colère et la violence couvent. J’ai couvert plusieurs conflits majeurs en Afrique, ainsi qu’à Gaza, en Libye, en Syrie, en Géorgie et au Kosovo. L’attaque de ce bureau de vote du PK5 n’est certainement pas la pire situation dans laquelle je me sois trouvé. Mais dans l’échelle ascendante du pire, je luis accorderais peut-être la note de huit sur dix. C’est un moment très effrayant, avec des tirs de roquette dirigés directement contre nous. Si une de ces roquettes avait atterri dans la foule, cela aurait été un carnage.
Marco Longari est le responsable photo de l’AFP pour l’Afrique, basé à Johannesburg. Suivez-le sur Twitter (@mlongari) et sur Instagram. Ce texte a été écrit avec Yana Dlugy et traduit de l’anglais par Roland de Courson à Paris.
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