Hamida Begum devant ce qui reste de sa maison, détruite par la mousson et la montée des eaux sur l'île de Kutubdia, au Bangladesh (AFP / Munir Uz Zaman)

Climat : voyage sur l’île de la bataille perdue

KUTUBDIA (Bangladesh), 14 décembre 2015 – Quand vous êtes basé en Asie du Sud et que vous devez écrire un article sur des îles en passe d’être englouties par l’élévation des mers, la solution la plus sûre consiste à jeter votre maillot de bain dans une valise et à vous envoler pour les Maldives. Histoire de tordre le cou aux clichés journalistiques sur « le paradis en danger » tout en admirant la mer turquoise et les plages immaculées.

Bon, comme pas mal de gens ont déjà traité ce sujet avant la conférence de Paris sur le climat, nous décidons plutôt d’aller voir ce qui se passe au Bangladesh. Pour ce pays, l’un des plus plats et les plus pauvres du monde, le réchauffement climatique constitue aussi une menace mortelle. Sur les 157 millions d'habitants, 39 millions vivent sur la côte.

Le Bangladesh est un des endroits les plus excitants où un journaliste puisse travailler. On y déniche toujours de superbes histoires à raconter et l’hospitalité et la politesse des habitants ne se dément jamais. C’est aussi un pays dont on parle à peine dans les médias. Seule une poignée de correspondants étrangers y est basée.

Lors de mes dernières visites, je ne suis allé qu’à Dacca, la capitale du pays. C’est l’une des villes les moins agréables du sous-continent et aussi une des plus surpeuplées, passée de trois millions en 1980 à environ dix-huit millions aujourd’hui.

Mais cette fois, notre destination est l’île de Kutubdia, qui souffre du problème inverse : environ 40.000 personnes l’ont quittée au cours des trois dernières décennies en raison de la montée du niveau de la mer, qui a réduit la surface de l’île d’un quart et rayé de la carte des villages entiers. Et les 100.000 habitants qui restent se savent en sursis. Certains experts prédisent que l’île sera entièrement engloutie d’ici une cinquantaine d’années.

Mukhtar Ahmad, réfugié climatique (AFP / Munir Uz Zaman)

Avant d’aller à Kutubdia, nous allons à la rencontre d’anciens insulaires qui se sont réinstallés dans un bidonville de Cox’s Bazaar, grande ville balnéaire située à 80 kilomètres. Certains d’entre eux continuent à jeter leurs filets de pêche dans les eaux autour de l’île, au-dessus de leurs anciennes maisons. Le patron d’un café, Nur Hussain, nous raconte sa douleur. « Nous avions des mosquées, des écoles, des medersas, des marchés et de nombreuses maisons mais tout a été complètement submergé », dit-il. « Nous sommes des gens de la mer. Tout ce que nous faisons a un lien avec la mer. Nous n'avons nulle part où aller ».

Montée des eaux et promoteurs immobiliers

Nous rencontrons aussi Mukhtar Ahmad, 90 ans, qui a fait partie du premier groupe de réfugiés à arriver à Cox’s Bazaar en 1987. La maison qu’il loue à côté d’une gigantesque usine de poisson séché n’a strictement rien de glamour, mais il dit redouter les convoitises des promoteurs immobiliers. « Ils veulent nous chasser », assure-t-il. Un simple tour dans la ville, qui s’enorgueillit de posséder la plus longue plage de sable du monde et où les hôtels de chaînes telles que Marriott ou Great Western poussent vers le ciel à grande vitesse, nous suffit pour comprendre ses craintes.

Un restaurant dans un bidonville de Cox's Bazaar où s'entassent des réfugiés climatiques de l'île voisine de Kutubdia, dont le quart a déjà disparu sous les flots (AFP / Munir Uz Zaman)

A première vue, on est tenté de penser qu’avec ses panoramas qui n’ont rien à envier aux Maldives, Kutubdia pourrait elle-aussi attirer les hôtels de luxe. En cette belle journée d’automne, il n’y a aucun nuage dans le ciel, la mer est calme et attirante. Mais les apparences sont trompeuses, car nous sommes ici sur un territoire condamné à disparaître sous les flots. Les abris contre les cyclones, les digues anti-inondations qu’on trouve un peu partout nous rappellent en permanence les dangers auxquels doivent faire face les insulaires en cette période de mousson.

Villages disparus sans laisser de trace

Nous espérions pouvoir prendre des images de toits ou de minarets émergeant des flots. Mais évidemment, tous les bâtiments ici sont construits en terre cuite. Lorsqu’ils sont engloutis par la mer ou abattus par des cyclones, ils disparaissent sans laisser de traces.

« J'ai peur que ma maison ne soit également emportée un jour », nous dit Hamida Begum, une mère de quatre enfants avec laquelle nous parlons devant sa cabane en briques de terre, la seule encore intacte de la rangée. « Déjà, pendant la mousson, nous ne pouvons absolument pas vivre ici. Mais c'est notre terre, et nous n'avons pas d'argent pour aller ailleurs ».

La plupart des blocs de béton érigés pour contenir la mer se sont effondrés ou ont été ensevelis par le sable. « Nous devons déménager à chaque fois que les vagues arrivent et habiter chez un propriétaire à l'intérieur des terres, à qui nous devons payer un loyer. C'est très dur pour nous », dit Begum.

Au moins habite-t-elle encore chez elle, contrairement à Lutfun Nahar qui a dû se réfugier chez son père depuis que sa maison a été désintégrée lors d'une tempête, trois mois plus tôt.

« Nous devions souvent trouver un refuge pendant la saison des pluies mais cette fois, ma maison a été complètement emportée », raconte cette femme de 43 ans, revenue voir le peu de fondations de son logement qui ont subsisté. « S'il y avait une vraie digue, je reconstruirais peut-être, mais je crains que cela ne se reproduise et donc de gaspiller mon argent », dit-elle. « J'ai cinq enfants. Je ne sais pas où aller ».

Des pêcheurs sur une plage de Kutubdia, le 20 novembre 2015 (AFP / Munir Uz Zaman)

La montée des eaux n’est pas le seul problème auquel fait face le Bangladesh. Notre visite intervient au lendemain d’une grève générale. Elle a été lancée par l’opposition pour protester contre la pendaison de deux de ses leaders, condamnés pour des atrocités commises pendant la guerre d’indépendance en 1971. Si le mouvement n’a pas été suivi avec beaucoup d’enthousiasme à Dacca, il en est allé autrement dans les autres parties du pays où ceux qui ne se plient pas aux mots d’ordre de grève peuvent facilement être la cible de violences. Et la région de Cox’s Bazaar est un fief du parti islamiste le plus important du Bangladesh.

Il ne nous a pas été facile d’obtenir des visas. Les autorités ne sont pas à l’aise avec les journalistes, et sont devenues encore plus nerveuses depuis les meurtres en octobre d’un travailleur humanitaire italien et d’un agriculteur japonais, revendiqués par le groupe Etat islamique.

Des policiers prennent position devant la prison centrale de Dacca, après la pendaison de deux opposants condamnés pour crimes de guerre, le 22 novembre 2015 (AFP / Munir Uz Zaman)

Avec ma collègue reporter vidéo Agnès Bun, nous sommes suivis de façon pas du tout discrète par des policiers en civil tout au long de notre semaine dans le pays. Ils sont un peu lourds, mais heureusement ils ne nous empêchent pas de faire notre travail. A Kutubdia, le chef de la police se montre très accueillant, comme tout le monde ici. Mais il ne cache pas son soulagement lorsque nous remontons dans le frêle bateau à moteur qui nous ramène sur le continent.

Souvent associé aux catastrophes naturelles, le Bangladesh essaye désormais de devenir une destination touristique. A l’aéroport de Dacca, les panneaux « Visit Bangladesh 2016 » sont partout. Et on ne peut s’empêcher de se demander comment vont faire les autorités pour gérer l’afflux de touristes promis tout en tenant compte des préoccupations d’un groupe de villageois dont toutes les possessions ont été, ou seront, englouties par la mer.

Chris Otton est le directeur de l’AFP pour l’Asie du Sud, basé à New Delhi. Ce texte a été traduit par Roland de Courson à Paris (lire la version originale en anglais).

Lutfun Nahar dans les ruines de sa maison, détruite par la mousson à Kutubdia (AFP / Munir Uz Zaman)

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