All Black blues
CARDIFF (Royaume-Uni), 15 octobre 2015 – Pour l’amateur de rugby que je suis, couvrir la Coupe du monde devrait être un rêve et suivre la meilleure équipe du monde, les All Blacks, le rêve absolu. Passer deux mois entiers en Angleterre avec la sélection néo-zélandaise devrait être passionnant, le type de mission qui en impose, qui rend vos amis jaloux et fait briller les yeux de tout fan de ballon ovale qui se respecte. Et pourtant, après un mois de compétition, dire que je reste sur ma faim relève de l’euphémisme.
Je couvre le rugby depuis une vingtaine d’années. En 1999, j’ai suivi une tournée de l’équipe de France en Nouvelle-Zélande. Devenu sport professionnel quatre ans plus tôt, après la troisième Coupe du monde en Afrique du Sud, le rugby conservait encore les côtés chaleureux et folkloriques du sport amateur qu’il avait été pendant plus d’un siècle et demi. Quand il n’y avait pas match le lendemain, on buvait des bières avec les joueurs jusque tard dans la nuit. Les journalistes partageaient leurs voitures avec eux, et la fête finissait souvent dans nos chambres d’hôtel enfumées. Quand je travaillais, il arrivait qu’un joueur du calibre de Marc Lièvremont vienne regarder par-dessus mon épaule comment j’éditais et j’envoyais mes photos. Nous faisions partie du même monde, de la vraie vie, nous avions le même âge et à peu près les mêmes salaires. Cette année-là, les Bleus s’étaient fait écraser par leurs hôtes, mais je garde de cette virée australe un excellent souvenir.
En 2015, boire un verre au bar avec un joueur d’une grande équipe comme les All Blacks relève de l'utopie. Il n’est même plus possible de s’approcher de leur hôtel sans se faire éjecter par une armée de vigiles. Quand ils quittent leur forteresse, les joueurs foncent tête baissée vers leur autocar, écouteurs vissés dans les oreilles, sans un regard, sans un salut.
Le règlement de la Coupe du monde de rugby prévoit que toutes les équipes doivent ouvrir leurs entraînements aux médias pendant quinze minutes. C’est le minimum obligatoire. Et avec les All Blacks, ce n’est pas une seconde de plus.
Les caméras et téléobjectifs des photographes sont installés le long de la ligne de touche, à l’opposé de la porte d’entrée des joueurs, sur un terrain autour duquel ont été édifiés des murs de protection pour éviter tout regard indiscret. Les joueurs arrivent, chaussent leurs crampons. Le capitaine Richie McCaw démarre le premier par une série de cent mètres, puis il prend un ballon et échange quelques passes avec un coéquipier sous le crépitement des appareils photo. Le reste de l’équipe arrive pour s’échauffer, le préparateur physique rassemble tout le monde pour des exercices d’étirements et de réveil musculaire, et puis…
15 minutes chrono et dehors
« Thanks Gentlemen, that’s it ! » tonne la voix du chef du service de presse kiwi. Les quinze minutes réglementaires viennent de s’écouler. Nous sommes chassés de la pelouse d’entrainement, frustrés et résignés. Seul le photographe officiel de l’équipe a le droit de rester.
Chez les champions du monde en titre, tout est professionnel, sous contrôle, étudié, analysé. Et pas seulement les combinaisons en touche ou les annonces de lancement de jeu : la communication des All Blacks est codifiée, planifiée et verrouillée par un « Press Officer » intraitable. Idem pour les rares sorties en ville préparées bien à l’avance et pour les conférences de presse. Chez les All Blacks, l’entraîneur Steve Hansen ou l’emblématique capitaine Richie MacCaw viennent rarement répondre aux questions des journalistes, déléguant cette tâche ingrate aux entraîneurs adjoints ou aux remplaçants.
Le challenge: faire une photo avec un ballon
Je parle des All Blacks, car c’est la sélection que je suis chargé de suivre pendant ce Mondial 2015. Mais chez toutes les équipes professionnelles, c’est devenu à peu près pareil. Leurs contacts avec le monde extérieur sont gérés d’une main de fer par des « communicants » qui considèrent comme une perte de temps tout rapport avec quiconque n’a pas signé un lucratif contrat d’exclusivité. Les « press officers » nous ouvrent à contrecœur les portes des terrains d’entraînement, le temps que les joueurs enfilent leurs chaussures, fassent en petites foulées un tour ou deux de terrain, un étirement et deux pompes et hop ! Nous sommes priés de laisser le champ libre. Le challenge consiste à faire une photo avec un ballon!
C’est d’autant plus absurde que, les maillots affichant les logos des sponsors étant interdits pendant les matches, les séances d’entraînement sont une des seules occasions pour les joueurs de les arborer devant les médias…
Le salut chez les petites équipes
J’ai aussi couvert plusieurs Coupes du monde de football, un univers gouverné par l’argent, les contrats d’exclusivité et les restrictions draconiennes imposées aux médias n’ayant pas payé, comme chacun sait. Pour un sport qui passionne des milliards d’individus à travers la planète et génère inévitablement d’énormes enjeux financiers, c’est presque une fatalité. Mais le rugby ? Un sport qui n’intéresse vraiment le public que dans une petite dizaine de pays ? J’ai l’impression qu’en se comportant avec la même arrogance que les stars surpayées du ballon rond, les fédérations nationales de rugby ne se rendent pas compte du tort qu’elles causent au rayonnement de ce sport, encore assez limité à l’échelle de la planète. Dans quatre ans, le Mondial de rugby aura lieu au Japon. Pour les médias européens, vaudra-t-il vraiment la peine d’investir des fortunes pour envoyer des équipes de journalistes se heurter pendant deux mois à des portes fermées à l'autre bout du monde?
Heureusement, il reste les matches, au cours desquels nous sommes – encore – à peu près libres de travailler de la façon dont nous l’entendons. Il y a aussi les « petites » équipes amateur du Mondial, les Roumains, les Géorgiens, les Tongans ou les Uruguayens, qui intéressent beaucoup moins les médias et avec lesquelles les rapports sont plus sains, l’atmosphère encore imprégnée de la convivialité d’antan.
Et moi, après deux mois à essayer de suivre les All Blacks, je ne saurai certainement jamais si Dan Carter est aussi bien élevé qu’il en a l’air, si Richie McCaw est aussi charismatique qu’on le dit, ou si Sonny Bill Williams est aussi sympathique que ne l’affirme sa réputation. C’est d’autant plus dommage que, j’en suis certain, la plupart des joueurs des grandes équipes doivent parfois s’ennuyer ferme dans les hôtels-forteresses et dans les événements promotionnels bien calibrés où leurs communicants les maintiennent confinés.
Les rares moments un peu différents que j’ai eus l’occasion de passer avec les All Blacks ne m’ont d’ailleurs pas déçu: dans un hôpital pour enfants cancéreux de Cardiff, où j’ai pu voir ces jeunes gens en pleine santé mettre des sourires sur les visages d’autres jeunes gens beaucoup moins chanceux. Ou dans des ateliers de rugby organisés par les sponsors de l’équipe, où j’ai vu les meilleurs joueurs du monde prendre un réel plaisir dans leur rôle d’ambassadeurs de leur sport et de leur pays devant de jeunes rugbymen (et rugbywomen) de Londres ou de Darlington. Et c’est là où je me dis: quel dommage de voir ces géants du rugby se comporter, le plus souvent, comme des divas du football pour les nécessités d’un plan de communication !
Gabriel Bouys est un photographe de l'AFP basé à Rome, envoyé spécial en Grande-Bretagne pour la Coupe du monde de rugby 2015. Suivez-le sur Twitter et sur Instagram.