« Règlements de comptes » à Marseille
Un projet du bureau de l'AFP à Marseille
et des étudiants de l'Ecole de journalisme de Sciences-Po
MARSEILLE (France), 7 juillet 2015 - Découvrir des angles inédits. Battre en brèche les clichés qui font des règlements de comptes un nouvel A.O.C marseillais. Réconcilier l’instantanéité médiatique, la durée aléatoire de l’enquête et les contraintes de la procédure judiciaire. C’est le défi que se sont lancé les journalistes du bureau de l’AFP à Marseille, en construisant, avec un groupe d’étudiants de l’Ecole de journalisme de Sciences-Po, une base de données de ces crimes exécutés de sang-froid sur fond de trafic de drogue.
Entre le 1er janvier 2014 et le 25 avril 2015, l’AFP a recensé 22 homicides présentant les caractéristiques d’un règlement de compte dans la ville et ses environs. Chacun a donné lieu à une couverture médiatique le jour-même. Mais très peu ont réapparu dans l’actualité.
Pour tenter de combler l’écart entre le retentissement initial de ces crimes et le relatif oubli dans lequel ils sont tombés, le groupe d’étudiants de l’Ecole de journalisme de Sciences-Po, encadré par David Dieudonné, chef de la rédaction de l’AFP à Marseille, et Jules Bonnard, data-journaliste au service Infographie à Paris, a repris, cas par cas, chacun de ces meurtres .
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Objectifs : en savoir plus sur les victimes et leur environnement - pour que leur vie ne se résume pas à quelques paragraphes, le jour de leur mort, et une statistique, en fin d’année -- comme le fait par exemple le site américain Homicide Watch, qui a servi d’inspiration au projet. Et rendre compte de la complexité du travail des enquêteurs et des exigences de la justice, en faisant le point sur chaque enquête.
La méthode du data-journalisme s’est imposée. Parce que les faits sont récurrents. Qu’ils donnent lieu à une statistique. Et que leurs caractéristiques peuvent se ranger dans des cases pré-établies (lieu du crime, âge de la victime, calibre employé…).
Sur les lieux d'un assassinat à la Kalachnikov à Vitrolles, en mars 2014 (AFP / Bertrand Langlois)
Grâce à detective.io - une plateforme en ligne développée par la startup Journalism++ qui permet d’éditer collectivement une base de connaissances, après en avoir défini la structure - les étudiants ont scrupuleusement noté la source de chacune des informations collectées pour permettre des recoupements rigoureux et garantir une approche itérative.
L’entreprise a fait apparaître des limites. D’abord le temps : seulement quatre jours de recherches pour les étudiants, au cours d’une semaine intensive du 27 au 30 avril 2015. Puis l’éloignement géographique : l’école de journalisme de Sciences-Po est basée à Paris. Ensuite l’hétérogénéité des cas : certains crimes dataient de quelques jours, d’autres d’un an ou plus — une période à la fois longue et courte puisque les souvenirs commencent à s’effacer et que les enquêtes ont rarement eu le temps d’aboutir. Enfin, la difficulté d’accès aux sources, protégées par l’article 11 du code de procédure pénale qui garantit le secret de l’instruction.
Mais parce que plusieurs des interlocuteurs contactés par les étudiants ont fait confiance à leur travail et au partenariat scellé avec les journalistes professionnels de l’AFP, la pré-enquête à laquelle ils ont abouti constitue un socle dont les journalistes de l’AFP à Marseille et les étudiants à l’EDJ-Sciences-Po, peuvent désormais bénéficier – notamment en termes de background -- à chaque nouveau règlement de compte. Et l’enrichir au fil du temps.
La notion est complexe. Nous avons travaillé à partir d’une définition donnée la préfecture de police, qui combine plusieurs critères :
1. La personnalité de la victime (malfaiteur connu des services de police et/ou supposé être impliqué dans un trafic ou des activités de banditisme),
2. Le mobile supposé de l’action criminelle (différend lié à un trafic de produits stupéfiants, à un partage de butin, à une vengeance ou à des luttes de territoire par exemple),
3. Le mode opératoire « professionnel » (guet-apens, préméditation, volonté de tuer, utilisation d’armes automatiques ou de calibres spécifiques, incendie postérieur des véhicules utilisés etc.)
La méthode
Chaque étudiant a travaillé sur un des 22 cas répertoriés dans un corpus de 124 dépêches AFP diffusées entre janvier 2014 à avril 2015.
Les recherches ont consisté à :
- Rassembler les informations parues dans la presse locale (La Provence, La Marseillaise, France 3 Provence-Alpes, France Bleu Provence).
- Recouper ces données auprès de sources policières et judiciaires.
- Les approfondir en interviewant, par téléphone, témoins, voisins, famille – identifiés, à force de recoupements, dans l’annuaire ou sur les réseaux sociaux.
Les informations recueillies ont été renseignées dans des fiches sur detective.io, au sein d’un réseau regroupant quatre grandes catégories: les événements, les territoires, les victimes et les inculpés L’analyse de cette base de données dite « en graph » a ensuite consisté à interroger les connexions de ce réseau. Grâce à cette méthode, des liens entre plusieurs victimes, qui n’étaient jusqu’à présent mentionnés dans aucun article, ont pu être établis.
Une visualisation de la base de données dans son intégralité.
Pour faciliter l’analyse de ce type de base de données et en tirer des visualisations, nous avons également exploité l’outil Linkurious.
À partir de ces informations, les étudiants ont rédigé les articles et créé les infographies reproduites sur le site. Chaque étudiant s’est fixé pour règle de partir du cas sur lequel il avait travaillé pour en dégager un angle transverse, interrogeant des spécialistes du banditisme marseillais, des criminologues et des sociologues.
Visualisation d’un règlement de comptes extrait de notre base de données grâce à Linkurious
Des infographies et des angles
Au final, l’exploitation de la base de données a permis non seulement de produire des infographies originales mais aussi d’établir des connections entre certaines affaires et de découvrir des angles inédits, de nature à affiner et diversifier les couvertures à venir de l’AFP à Marseille sur ces sujets.
Une chronologie des crimes, représentés sous forme de timeline, a ainsi permis d’interroger les causes d’ une « trêve » de six mois observée au cours de la période sous-revue, une carte rapprochant les scènes de crime des domiciles des victimes nous a fait découvrir que les cibles sont souvent abattues à deux pas de chez elles, un recensement précis des armes employés a battu en brèche le cliché selon lequel la « kalachnikov » est l’arme de choix de ces homicides, une autre l’allégation récurrente et fallacieuse comparant Marseille à Chicago.
Surtout derrière chaque « individu connu des services de police » nous avons découvert des hommes, toujours -- un angle que nous avons d’ailleurs questionné – et des histoires. Celle du destin brisé de Rafik N., un créateur de start-up, qui militait pour encourager les jeunes Marseillais à sortir du trafic de drogue. Celle d’Anthony V., qui habitait encore chez son père et venait de mettre un pied dans l’engrenage. Ou de Lakhdar M., quarantenaire entre deux époques qui auraient pu inspirer « Razzia sur la chnouf » et illustre la connexion souvent énigmatique entre le néo-banditisme de cité et le Milieu traditionnel.
David Dieudonné, avec les journalistes du bureau de l’AFP à Marseille, Jules Bonnard et le service Infographie à Paris, et les étudiants de l’Ecole de Journalisme de Sciences-Po.