L'homme qui pleure
THESSALONIQUE (Grèce), 7 juillet 2015 - Je savais que ça allait être une semaine difficile, peut-être la plus difficile de six longues années de crise. Le samedi précédent, le Premier ministre Alexis Tsipras avait surpris tout le monde en convoquant un referendum sur le plan d'aide international à la Grèce. Deux jours plus tard, les banques étaient fermées dans tout le pays pour éviter que les Grecs ne se ruent pour vider leurs comptes et ne provoquent l'effondrement du système financier. Les distributeurs de billets restaient disponibles pour un retrait maximum de 60 euros par jour, et quelques agences bancaires ouvraient leurs portes pour permettre aux retraités d'avoir accès à une partie de leur pension.
Chaque matin, je me présentais devant une banque à 6H30 du matin, prenais des photos des files d'attente des retraités. Il y avait un peu de nervosité et plusieurs d'entre eux étaient furieux à l'idée d'être photographiés. Ils avaient le sentiment d'avoir beaucoup enduré pendant leur vie: de longues années de labeur, et maintenant cette crise.
Le vendredi matin, cinq jours après la fermeture des banques, je me suis comme d'habitude présenté devant une agence de la Banque nationale où une cinquantaine de personnes âgées s'étaient rassemblées. Peu de retraités grecs disposent d'une carte bancaire et ils sont, de toute façon, méfiants à l'égard des automates. D'où cette exception à la fermeture des banques qui a été aménagée spécialement pour eux.
J'ai pris des photos de 6H30 à 8H00, puis les portes de la banque se sont ouvertes et la file d'attente s'est faite moins dense. J'étais sur le point de partir lorsqu'un homme est sorti de l'agence, criant et faisant de grands gestes. Il avait à la main un livret d'épargne et sa carte d'identité. J'ai immédiatement saisi mon appareil et j'ai commencé à prendre des photos. Après quelques secondes, le pauvre homme s'est effondré et a fondu en larmes. Avec des collègues d'une chaîne de télévision, nous nous sommes approchés et nous lui avons demandé ce qui n'allait pas. Son histoire est maintenant bien connue.
Giorgos Chatzifotiadis, 77 ans, s'était rendu dans trois agences bancaires de Thessalonique, la deuxième ville grecque, pour retirer 120 euros sur le compte de son épouse. En vain car les trois succursales étaient fermées. La quatrième fois, la banque était ouverte mais il a été éconduit. Alors il a craqué. Nous sommes retournés ensemble à la banque, et l'employé a heureusement pu résoudre son problème. Un peu plus tard, il s'est confié à moi. Son malaise allait bien au-delà de sa situation personnelle: "Je croise mes concitoyens mendiant quelques centimes pour acheter du pain. Je vois les suicides qui augmentent. Je suis une personne sensible. Je ne peux pas supporter de voir mon pays dans cette situation. L'Europe, comme la Grèce, a fait des erreurs. Nous devons trouver une solution". Un peu plus tard, il poursuivait: "C'est pour ça que j'étais abattu, plus que par mon problème personnel".
De retour au bureau, sur l'écran, j'ai compris de que cette série de photos était particulièrement forte. La composition, ses papiers éparpillés à côté de lui, le policier qui vient aider, les gens qui regardent en faisant la queue, et le vieil homme lui-même. J'ai transmis les images dans la matinée et dès midi au vu des sites internet grecs, l'impact était énorme. Je dois dire que je n'attendais pas un tel succès, j'ai été surpris.
A la fin de la journée, le bureau de l'AFP à Athènes m'informait que la photo était devenue virale. C'était la première fois qu'une chose pareille m'arrivait et je dois dire que j'ai ressenti une certaine fierté. Mais en même temps, j'étais inquiet. A la veille d'un référendum crucial, la force émotionnelle de cette image était susceptible d'influencer les électeurs, d'une manière ou d'une autre.
Mais au bout du compte, c'est mon travail d'informer les gens et c'est à eux de se faire leurs propres opinions.
Le jour suivant, j'ai essayé de retrouver M. Chatzifotiadis, mais il avait déjà quitté la ville. J'ai pu discuter avec sa fille par téléphone. Elle m'a dit que, comme son père, elle était profondément émue et triste. Elle m'a donné quelques détails sur la vie de son père. Avec sa femme, ils avaient émigré en Allemagne et ils avaient travaillé dur. Ils étaient rentrés en Grèce quelques années plus tard pour y prendre leur retraite auprès de leurs enfants et de leurs petits-enfants. J'ai eu l'impression qu'il s'agissait d'une famille respectable et j'ai eu de la sympathie pour cet homme. J'ai aussi dans ma famille des proches qui sont allés travailler en Allemagne. Ils avaient quitté le pays dans les années 60 pour fuir la pauvreté, exactement comme les jeunes d'aujourd'hui.
Certains ont suggéré que cette image était LA photo qui symbolise la crise grecque. Je ne le vois pas ainsi. Je crois qu'elle raconte une partie de l'histoire. Il y a eu beaucoup de photos incroyables ces derniers jours et ces six dernières années, prises par des collègues photographes. Parmi eux, je voudrais citer Aris Messinis et Louisa Gouliamaki de l'AFP Athènes qui m'ont beaucoup aidé pendant ces années.
Depuis la publication de cette photo, j'ai reçu beaucoup d'appels et d'emails du monde entier, la plupart très aimables et encourageants. J'ai aussi reçu un message de quelqu'un en Allemagne qui m'a dit que cette photo ne reflétait pas la réalité et que la crise grecque était une création des médias. Immédiatement m'était venue à l'esprit la réponse de Pablo Picasso à l'officier nazi qui, à propos de Guernica, lui avait demandé: "C'est vous qui avez fait ça ?". "Non" , aurait répondu Picasso. "Vous avez fait ça". La crise, en Grèce, nous la vivons chaque jour. Il y a chaque jour des faits, des événements, qui ne font pas l'objet de couverture dans les médias internationaux mais qui mettent à l'épreuve notre nation.
Sakis Mitrolidis est un photographe de l'AFP à Thessalonique. Suivez-le sur Twitter. Ce billet a été édité par Emma Charlton. Traduction: Hervé Rouach.