Footballeuses en Indonésie
JAKARTA, 13 mai 2015 – Les filles émergent des vestiaires une par une. Elles portent des maillots rouges numérotés dans le dos. Mais avant de se diriger au pas de course vers le terrain de football, elles font un détour par une petite mosquée, car c’est l’heure de la prière de l’après-midi.
J’aime photographier le sport. Quand l’AFP m’a demandé un reportage sur le football féminin en Indonésie, j’ai littéralement sauté de joie. Mais les femmes footballeuses ne sont pas légion dans le pays musulman le plus peuplé du monde, et je me demande si je vais réussir à trouver quelque chose d’intéressant à photographier.
D’ailleurs, même pour ce qui est du football masculin, on ne peut pas dire que l’Indonésie brille particulièrement. Notre pays occupe le 159ème rang au classement mondial de la FIFA. C’est un sujet de plaisanterie ici : on se demande pourquoi il est si difficile de dénicher onze bons joueurs parmi une population de 250 millions de personnes !
Je tape « football femmes Indonésie » sur Google, mais cela ne donne aucun résultat satisfaisant. De fil en aiguille, je finis par tomber sur la page Facebook d’un petit club qui promeut ce qu’il appelle « sepak bola wanita », ou football pour femmes. Le niveau a l’air assez modeste, il s’agit essentiellement de petites compétitions locales. Mais le site m’apprend également que la Fédération indonésienne de football cherche actuellement à relancer le football féminin. C’est sûr, il y a un sujet, et des photos à faire.
Ma première étape, c’est une séance d’entraînement du Cibubur Soccer Club Women Football Indonesia à Jakarta. Quand j’arrive sur la pelouse, les joueuses sont encore en train de se préparer à l’intérieur de la bicoque de briques et de tôle qui leur sert de vestiaire. Puis elles sortent, certaines encore occupées à attacher leurs cheveux. Avant de se lancer sur le terrain, elles vont faire leurs ablutions en vue de l’Asr, la prière de l’après-midi.
Comme il n’y a que six robes de prière disponibles, les filles bavardent en attendant leur tour. Elles prient tranquillement, le corps entièrement couvert à l’exception du visage, mais on peut quand même voir les numéros de leurs maillots à travers le tissu de leurs robes.
Leurs obligations religieuses accomplies, elles sortent sur le terrain et commencent par s’échauffer en dansant la « samba du footballeur ». Elles se passent la balle, font des têtes, shootent. Elles s’entraînent d’abord deux par deux, puis quatre par quatre, puis finissent par disputer un vrai match.
Sur la vingtaine de filles qui prennent part à la séance ce jour-là, une seule porte le hijab. Elle a 18 ans et s’appelle Vica Anyistiawati. « Allez ! » lui crie une de ses camarades en lui passant la balle « Attends, j’ai la tête qui tourne ! » lui lance-t-elle en retour.
Son histoire illustre parfaitement les obstacles culturels auxquels doit faire face une jeune femme dans une société conservatrice comme l’Indonésie, et la marge de manœuvre d’une jeune musulmane désireuse de repousser les frontières. Vica a découvert le ballon rond quand elle était au collège. Mais son père, ouvrier dans une usine, avait du mal à imaginer sa fille toute menue courir sur un terrain de football. Quant à sa mère, elle était intraitable : le football n’est pas un jeu pour les filles.
Mais au final, ses parents ont cédé et lui ont permis de continuer à poursuivre son but : devenir, un jour, membre de la sélection nationale indonésienne.
J’ai vite découvert que le football féminin est une discipline aussi sérieuse en Indonésie que partout ailleurs, avec ses équipes nationales junior et senior qui participent à des compétitions internationales. Une des vedettes de ce sport est la gardienne de but Evie Iswandari, 35 ans. Elle a débuté sa carrière un peu par hasard, quand elle était étudiante en éducation physique à l’Université nationale de Jakarta et que sa faculté a mis sur pied une équipe féminine pour disputer un tournoi. Elle a rejoint la sélection indonésienne en 2001 et a pris part aux Jeux d’Asie du Sud-Est en Malaisie, au Championnat d’Asie du Sud-Est de football au Vietnam, ou encore à la Queen’s Cup à Hong Kong. Au début, elle ne portait pas le hijab. Elle a adopté le voile après avoir effectué un pèlerinage à La Mecque, tout en continuant à jouer au football.
La plupart des coéquipières de Vica jouent tête nue, ce qui ne signifie pas qu’elles ont moins de mal à faire accepter leur passion à leurs familles. Siti Musamah, Cemong de son surnom, rêve de devenir footballeuse professionnelle. Mais sa mère et son frère aîné désapprouvent et lui reprochent de participer à ce « jeu pour hommes ». « Une fille est à sa place à la maison, pas sur une pelouse », lui a un jour reproché sa mère. La jeune femme de 18 ans ne doit pas s’attendre à beaucoup de sympathie de la part de ses proches quand elle rentre chez elle blessée ou épuisée après un match. Mais il y a du progrès : depuis quelque temps, il arrive à la maman de Vica de s’aventurer au stade pour encourager discrètement sa fille pendant les matches.
Yulita Cyndi Anggraini, 17 ans, était à l’école primaire quand son père l’a emmenée assister à quelques rencontres de football. Beaucoup mieux que de jouer à la poupée Barbie, a-t-elle aussitôt décidé. Elle a commencé par taper dans le ballon avec les garçons du voisinage. Sa mère était réticente, mais son entraîneur est venu chez elle pour parler avec ses parents, et il les a convaincus. Cyndi rêve, elle aussi, de rejoindre l’équipe nationale et de devenir professionnelle.
Joueuses tête nue et en hijab, le corps entièrement couvert ou en short, se côtoient harmonieusement au sein du club, à l’image de l’Indonésie où la plupart des gens pratiquent un islam modéré et tolérant. Cyndi confie qu’elle envisage de porter le voile un jour. Quel que soit leur degré de piété et la tenue vestimentaire qui va avec, les filles sont là pour s’amuser.
Au début de l’année, la Fédération indonésienne de football a dévoilé un programme pour promouvoir le football parmi les femmes. Un championnat national féminin est à l’étude. Au niveau local, il y a encore du chemin à faire, mais en fouinant un peu j’ai découvert des dizaines de petits clubs qui s’efforcent de faire éclore les jeunes talents.
Parmi ces derniers, on trouve Dhanielle Daphne, 15 ans, et Zahra Muzdalifah, 14 ans. Toutes deux appartiennent à des familles de la classe moyenne. Toutes deux étaient les seules filles de leurs premiers clubs respectifs : Zahra a appris le football à l’Asiop Apacinti de Jakarta, et Dhanielle au Queen de Bandung, dans l’ouest de l’île de Java. Toutes deux jouent désormais au club Blue Eagle de Jakarta, toujours avec des garçons en raison du manque de filles dans l’équipe. Elles voient cela comme un avantage : « les garçons sont rapides, vigoureux et sans pitié », dit Zahra, qui depuis longtemps n’a plus la moindre hésitation à tacler de façon agressive pour s’emparer du ballon.
Zahra, qui joue aussi dans l’équipe nationale des cadettes, raconte qu’elle a vécu une enfance plutôt ennuyeuse jusqu’au jour où son père, joueur de futsal –le football en salle très populaire en Indonésie, l’a emmenée à l’un de ses entraînements. Pendant qu’il jouait, il a remarqué que sa fille courait partout sur le bord du terrain en tapant toute seule dans une balle. Il a pris bonne note, et l’a inscrite à l’école de football, bien qu’elle ait été la seule fille parmi les élèves.
Zahra et Dhanielle ont toutes deux participé à des compétitions internationales junior, toujours avec le soutien de leurs parents. Elles ont joué à Singapour et même au Japon. Elles ont encore des progrès à faire avant de rivaliser avec l’attaquante brésilienne Marta da Silva ou la milieu de terrain allemande Nadine Kebler. Mais je suis heureuse d’avoir rencontré ces jeunes femmes déterminées à faire ce qu’elles aiment, et qui mettent tout leur talent au service de leurs rêves.
Adek Berry est une photographe de l’AFP basée à Jakarta. Cliquez ici pour visionner l'intégralité de sa série photo sur notre plateforme AFP Forum.