La plus allemande des histoires
DACHAU, Allemagne, 5 mai 2015 - Elle a posé sa main sur son avant-bras pour le soutenir. Elle l'aide à se soulever de sa chaise roulante pour effectuer quelques pas, difficiles, incertains, vers le pupitre où il doit prononcer un court discours. Autour d'eux, des gardes du corps à gros muscles, des responsables du protocole en costume élégant, son porte-parole. Et des centaines d'invités. Mais c'est elle, dans son imperméable bleu marine qui aide le vieux monsieur dont le grand âge - 95 ans - mange les forces. Angela Merkel.
"Super star" en Allemagne, chancelière de la première puissance économique de l'Europe, "Mutti" ("maman", son surnom) au pouvoir depuis une décennie et dont la moindre déclaration est épiée, disséquée, commentée, analysée. Et rapportée par l'AFP. "Chancelière du monde", titrait même le journal Bild au lendemain de l'un de ses marathons diplomatiques. Angela Merkel dont, au bureau de Berlin, nous scrutons le moindre changement de ton sur la Grèce, l'euro, l'Ukraine, la Russie, les exportations, l'espionnage, le nucléaire, les demandeurs d'asile, jusqu'à parfois l'overdose. Le vieux monsieur, c'est Max Mannheimer, juif, rescapé des camps de concentration.
Il y a dans ce geste simple de la chancelière l'humilité d'une nation repentante qui, entre 1933 et 1945, a envoyé à la mort six millions de juifs. Et combien de résistants, opposants politiques, homosexuels, roms etc?
Sous une pluie battante
Dimanche matin. Je suis à Dachau pour "couvrir" les cérémonies du 70e anniversaire de la libération du camp. Il pleut des hallebardes, nous sommes trempés, les tentes pour se protéger des caprices du ciel sont trop exigües, la plupart des journalistes sont refoulés dehors. La connexion internet n'est pas bonne, l'équipe de télévision chinoise à côté de moi virevolte et palabre bien trop à mon goût, le réseau de téléphone portable a décidé de n'en faire qu'à sa tête, plus moyen de joindre qui que ce soit.
Sur mon carnet à spirales, je griffonne vite, au stylo bille, les impressions, les mots que prononcent les rescapés lors de courtes interventions. Par quelle citation vais-je commencer mon papier? Quels seront les moments les plus forts de ces cérémonies? Je me demande comment je vais arriver à écrire sous la pluie battante. L'ordinateur portable préfère une météo clémente.
Au loin, un four crématoire
J'interromps la ronde de mes pensées, une seconde. Je lève les yeux. La chancelière, née après la Guerre et qui a vécu une grande partie de sa vie en RDA, derrière un Mur qui se disait rempart anti-fasciste, s'exprime devant des rescapés des camps.
Des vieillards qui, 70 ans plus tard, ont choisi de revenir ici pour rappeler aux jeunes que non "plus jamais!" une telle horreur ne doit se produire. Les survivants se serrent les uns aux autres, assis, fragiles, usés, en costumes du dimanche, cravate serrée, médailles agrippées avec dignité à la poitrine. Je sais qu'ils sont sans doute là pour la dernière fois. Je regarde autour de moi. Il y a les deux baraquements reconstitués où s’entassaient les prisonniers soumis au travail forcé. Et au loin un four crématoire.
L'identité allemande est là, dans cet instant. Une chancelière, des survivants et un camp de concentration. Mon stylo a cessé sa gymnastique automatique. Je contemple la seconde longue, éternelle, suspendue.
'Pas encore des animaux, mais tout juste'
Un ancien résistant français, Clément Quentin, 94 ans, vient de déposer une gerbe de fleurs avec Angela Merkel devant le monument du déporté inconnu, à côté de l'ancien four crématoire. Il y a quelques jours, il m'a raconté dans une longue interview comment le 29 avril 1945, quand les Américains ont libéré le camp, il "attendait de crever".
"Nous n'étions plus des êtres humains normaux, nous n'étions pas encore des animaux mais tout juste", m'a-t-il dit. Et 70 ans plus tard, il est là dans son imperméable couleur beurre frais, raide comme un 'i' à côté de la chancelière Angela Merkel.
Des prisonniers morts, dans un wagon de train, photographiés lors de la libération du camp nazi de Dachau en avril 1945
(AFP Photo / Eric Schwab)
Il pleut des cordes mais ce ne sont plus seulement les gouttes de pluie qui tombent sur mon carnet à spirales quand le vice-président du comité international de Dachau lance: "Aux morts!" avant un long, très long recueillement, dans un silence brisé seulement par un clairon.
Un passé omniprésent
Je songe à l'un des premiers livres que j'ai ouverts en arrivant en Allemagne pour l'AFP en 2001. Ulrich Wickert, grande figure du journalisme télévisé, racontait être devenu allemand "par une journée de printemps", un après-midi ensoleillé à la terrasse du Café de Flore à Paris. A la table d'à côté, une femme papote. Il fait chaud. Le journaliste, longtemps correspondant en France, la regarde ôter sa veste. "Elle portait un chemisier à manches courtes, et l'on voyait très bien, tatoué sur son avant-bras, un matricule de détenu de camp de concentration".
"On bavardait. On s'est tu. Cette femme ne serait-elle pas blessée d'entendre de l'allemand? J'avais honte".
Quelques jours plus tard, j’étais tombée sur un panneau à la sortie du métro, sur le Kudamm, la grande avenue commerçante de l’ancien Berlin-Ouest où trône majestueusement le Kadewe, un immense magasin qui fait notamment la joie des touristes russes. Sur ce panneau, quelques mots : « les lieux de l’horreur : Auschwitz, Treblinka, Mauthausen… ». La liste des camps de la mort nazis. En pleine rue, en pleine frénésie de consommation, comme ça, sans autre commentaire. Je venais d’arriver en Allemagne et de me confronter avec ce passé omniprésent dans la vie berlinoise.
Je songe aux habitants d'un immeuble ancien d'un quartier de Berlin où vivaient avant Guerre de nombreux juifs. En 2009, ils sont partis à la recherche des anciens locataires de leur immeuble. Ils ont épluché des dizaines de registres, des archives, des annuaires pour retrouver ceux qui vivaient là, avant 1933, et sont morts à Treblinka ou Sobibor. Parce que juifs. Ils ont cherché leurs descendants jusqu'en Australie. Leurs réunions de copropriété ne tournaient pas autour de la couleur du ravalement de la façade ou des jardinières de géraniums à installer dans la cour. Non, eux, ils parlaient de cette famille au troisième qui fut gazée à Auschwitz.
Quand ils ont retrouvé tous les noms, ils ont fait mettre une plaque en mémoire des anciens habitants dans l'entrée de leur immeuble. Ils m'ont reçu un jour de juin pour me raconter leurs motivations et leurs recherches. L'une d'eux m'a dit: "Je suis née après la Guerre, je ne peux rien faire pour les crimes commis par les nazis. Mais je veux faire en sorte qu'un tel crime ne se reproduise jamais". Et un autre m’a dit que c’est en voyant une exposition de photos sur les Juifs à Berlin avant la Guerre qu’il est tombé sur un cliché de deux enfants, un frère et une sœur, juifs, posant en habits du dimanche sur un balcon du premier étage quelques mois avant le début de l'horreur. C’était son balcon, celui sur lequel il aime se reposer sur une chaise longue, les jours de soleil. Si je ne devais retenir qu'un seul reportage de mes années en Allemagne, ce serait celui-ci. Le plus fort, le plus vrai. Le plus allemand.
Yannick Pasquet est journaliste au bureau de l'AFP à Berlin