Un bureau de vote à Abuja le jour de l'élection présidentielle, le 28 mars 2015 (AFP / Nichole Sobecki)

Elections nigérianes dans ma salle de classe

ABOU DHABI, 22 avril 2015 – Quand la Fondation AFP me demande d’aller à Abou Dhabi pour former un groupe de journalistes économiques venus du Nigeria, je ne me doute pas encore que grâce à cette expérience, je vais m’offrir un aperçu authentique de la vie politique du pays le plus peuplé d’Afrique dans une salle de classe climatisée à 6.000 kilomètres de Lagos.

Le cours est organisé par TwoFour54, un géant des médias d’Abou Dhabi présent dans une multitude de domaines, depuis le cinéma (le dernier opus de « Fast and Furious » a été entièrement tourné là-bas) jusqu’à l’animation, en passant par la formation professionnelle.

Au départ, le stage devait commencer le 29 mars mais les aléas de la vie politique nigériane ont un peu chamboulé le projet. L’élection présidentielle, prévue le 14 février, a en effet été repoussée au 28 mars en raison de craintes pour la sécurité des opérations de vote et de l’insurrection de Boko Haram. Les stagiaires devant voter, et aussi probablement travailler le jour du scrutin, le début de la formation a été retardé d’un jour.

Affiche électorale pour Goodluck Jonathan à Lagos, le 24 février 2015 (AFP / Pius Utomi Ekpei)

Quand les journalistes arrivent finalement dans l’émirat, le dimanche, on ressent en eux toute l’excitation de citoyens d’une jeune démocratie, malgré la fatigue causée par leur long vol de nuit. Goodluck Jonathan, le président en titre, restera-t-il au pouvoir ? Ou bien est-ce son rival Muhammadu Buhari qui va l’emporter ? Il est clair que la politique nationale accapare l’esprit de mes stagiaires. Malgré cela, c’est avec enthousiasme qu’ils se plongent dans l’analyse de l’inflation et des chiffres du commerce extérieur, dans la prédiction des décisions de politique monétaire, dans l’impact des changements de taux d’intérêt sur le marché immobilier ou sur les consommateurs, sans oublier le marché obligataire et les courbes de rendement.

Un formateur en concurrence avec la politique nigériane

Tout de même, la fièvre de l’attente des résultats ne semble pas devoir se calmer de sitôt. En raison de problèmes techniques, la durée du scrutin a été prolongée d’une journée. Je réalise qu’en tant que formateur, je suis en concurrence permanente avec l’effervescence politique nigériane pour capter l’attention de mes stagiaires. Un sacré défi !

Alors, pour m’en sortir, qu’est-ce que je mets sur le tapis ? L’économie du Nigeria, bien sûr.

Une plateforme pétrolière du groupe français Total à Amenem, dans le delta du Niger, en avril 2009 (AFP / Pius Utomi Ekpei)

Marché du pétrole, contrats à terme, inélasticité de la demande, politique de l’OPEP en matière de prix : tout y passe. Nous analysons comment le cours du pétrole peut chuter de moitié en une année, et ce que cela signifie pour une économie comme celle du Nigeria où 76% des recettes de l’Etat proviennent de l’or noir. Nous discutons de pourquoi le Nigeria est considéré comme un producteur « instable » (à cause des attaques rebelles), de pourquoi les producteurs de pétrole ne laissent jamais les prix crever le plafond (parce qu’alors, les acheteurs investiraient davantage dans les énergies alternatives). Grâce à quoi je gagne toute l’attention de l’assistance.

Le Mal hollandais

C’est le moment de faire preuve d’un peu d’audace, en introduisant dans le débat le « Mal hollandais » (un terme inventé en 1977 par la revue The Economist quand les Pays-Bas se sont rendus compte qu’une hausse considérable de leurs exportations de gaz à la suite de la découverte de nouveaux gisements avait fini par nuire à leur secteur manufacturier). Le Nigeria, avec son économie excessivement dépendante d’une seule ressource, est-il un cas d’école du « Mal hollandais » ? Le pays n’est-il pas passé du statut d’exportateur net de produits agricoles à celui d’importateur net ? Le cours de la devise nationale, le naira, n’a-t-il pas explosé à cause de la forte demande en pétrole, jusqu’au point de ravager toute l’industrie non-pétrolière, devenue incapable d’exporter ses produits ?

Queue devant une station-service à Lagos pendant une pénurie de carburant, en mars 2014 (AFP / Pius Utomi Ekpei)

Nous ne sommes pas dans un débat classique de salle de classe. Les stagiaires que j’ai en face de moi ne sont pas des novices. Ce sont des faiseurs d’opinion, des professionnels de la presse économique aux prises avec le présent et avec l’avenir du Nigeria. Les sarcasmes fusent de part et d’autre de la salle, entre les partisans de Jonathan et ceux de Buhari qui se rejettent la responsabilité des problèmes et se déclarent tous les plus aptes à les résoudre. Le débat est passionné, très vif, mais il reste correct (si échanges d’insultes il y a eu, je ne les ai pas entendus).

Se sucrer avec l'argent du pétrole

D’accord, nous avons le Mal hollandais, reconnaissent les journalistes, désormais armés de solides connaissances théoriques sur le sujet. Et donc, quel est le remède ? Eh bien, le remède consiste à maintenir les revenus de la manne pétrolière hors du pays (les « stériliser », dans le jargon économique) et les utiliser pour investir ailleurs, comme le fait la Norvège, ou les rapatrier au compte-gouttes pour éviter une appréciation fatale de la monnaie locale. « C’est facile pour les Norvégiens, ils sont riches de toutes façons », argue un participant. Objection retenue : il est difficile de ne pas piocher dans la manne pétrolière quand on en a besoin pour payer les factures.

Et il y a la corruption, ajoute un autre. Un gros problème, au Nigeria. Aucun responsable ayant le pouvoir de se sucrer avec l’argent du pétrole n’acceptera de le « stériliser » en le plaçant là où il n’est pas facilement accessible…

Une atmosphère sombre envahit la classe. Les deux camps politiques admettent que la tâche s’annonce titanesque, quel que soit le vainqueur de l’élection.

Mais il y a de l’espoir : le Nigéria a un secteur bancaire fort, une industrie de télécommunications en pleine croissance et, bien sûr, une musique de renommée internationale. Le taux d’inflation reste à un chiffre et la dette ne représente que 11% du produit intérieur brut. Certes, cela ne qualifierait pas le Nigeria pour la zone euro, mais cela reste parfaitement acceptable. Les économistes prédisent que le Nigeria, qui est déjà la première puissance économique d’Afrique, figurera d’ici une trentaine d’années parmi les vingt premières économies mondiales. « En partant bien sûr du principe que les économies que nous allons dépasser feront du sur-place dans l’intervalle », fait sèchement remarquer quelqu’un, avec le scepticisme inné des bons journalistes.

Le matin du troisième jour de stage, Goodluck Jonathan reconnaît sa défaite. Ses partisans accueillent la nouvelle avec une triste dignité et, ce qui n’est sans doute pas très surprenant chez des Nigérians, par une métaphore sportive : « c’est comme un match de football, il faut bien qu’une équipe gagne ». « C’est une victoire, parce que la démocratie fonctionne », ajoute un autre stagiaire.

J’espère que les journalistes auront affûté leurs connaissances durant ce stage, et que cela leur permettra de porter un regard nouveau sur la réalité économique de leur pays. Peut-être auront-ils aussi rapporté quelques idées d’articles dans leurs bagages. Quant à moi, j’aurai beaucoup appris sur l’économie et la politique nigérianes sans même avoir besoin de mettre les pieds dans le pays. Pendant quelques jours, le Nigeria était à 6.000 kilomètres, et en même temps juste sous mes yeux.

Jürgen Hecker est un journaliste vidéo de l’AFP basé à Paris.

Des partisans de Mohammadu Buhari célèbrent la victoire de leur candidat le 31 mars à Lagos (AFP / Pius Utomi Ekpei)