« Le truc le plus dégueulasse qui soit »
LONDRES, 16 décembre 2014 – Je me faufile dans le trou au milieu de la chaussée à Whitehall Place en direction des profondeurs, le long de l’échelle métallique. Arrivé aux derniers échelons, à sept mètres sous la surface du sol, je suis pris d’appréhension au moment de plonger ma botte dans la gadoue et de lâcher l’échelle. « Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ! », me dis-je alors que je m’enfonce lentement dans un « porridge » dégoûtant qui m’arrive jusqu’à la taille, « cet égout est rempli de merde ! » Mon accompagnateur, le technicien des services d’assainissement Tim Henderson, semble lire dans mes pensées. « Bienvenue en enfer ! » murmure-t-il.
Je me trouve dans les cloaques de Londres en compagnie de la reporter vidéo Helen Percival et de Robin Millard, un rédacteur de l’AFP habituellement tiré à quatre épingles. Nous sommes ici à l’invitation de la compagnie Thames Water qui veut nous montrer ce qui se passe quand les gens déversent de la graisse et de l’huile de cuisine dans leur évier. Il parait que le problème s’aggrave pendant les fêtes de fin d’année, quand l’équivalent de deux piscines olympiques de graisse de dindes de Noël déferle dans les égouts.
Ce matin-là, nous avons été accueillis par Vince Manney, un chef égoutier de 54 ans -dont 24 ans de métier- qui a dû ôter son épais gant rouge pour nous serrer la main. L’endroit où nous avions rendez-vous, Whitehall Place, est un quartier chic de Londres à deux pas de Downing Street et de Trafalgar Square. A quelques mètres de nous, un portier en livrée nous regardait du haut des marches d’un hôtel cinq étoiles. Nous nous sommes enfermés dans un camion, où nous avons mis trente minutes pour nous changer des pieds à la tête : combinaisons intégrales jetables, cuissardes, harnais et casques. Les épais gants de caoutchouc réglementaires n’étant pas très pratiques pour manipuler un appareil photo, je me suis vu offrir une paire de gants de chirurgien en latex.
Après avoir écouté quelques consignes de sécurité, nous nous sommes dirigés vers le milieu de la rue et, au milieu de la circulation, nous avons soulevé une plaque. L’entrée de l’égout Regent, notre destination du jour, s’est offerte à nous. Un trou noir d’à peine soixante centimètres de diamètre. Heureusement que ce reportage a lieu avant les fêtes, sans quoi jamais je n’aurais réussi à me glisser dedans.
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« Helen ne va pas aimer ça ! » me dis-je alors que je m’engouffre dans l’obscur conduit. A peine quelques secondes après le début de ma descente, des « choses » visqueuses recouvrent déjà mes gants et, de là, mes appareils photo qui cognent contre les échelons métalliques. Difficile de ne pas se rapper le dos contre les parois du puits.
Privé du sens de l'odorat
A ce stade, je dois vous révéler que, malheureusement ou heureusement, je suis privé du sens de l’odorat : j’ai tout simplement le pif en panne, et ce depuis longtemps ! J’ai mentionné cette information à plusieurs reprises dans la rédaction, ce qui m’a sans doute aidé à décrocher ce reportage tant convoité par mes collègues.
Blague à part, cela fait longtemps que je m’intéresse aux égouts et aux rivières souterraines de Londres. J’ai lu des livres à ce sujet, et j’étais curieux de voir de mes propres yeux ces couloirs habillés de briques qui datent de l’époque victorienne et qui charrient sous nos pas les « eaux usées » de la métropole londonienne. Seulement voilà, alors que je patauge dans cette épaisse mer d’immondices, je me dis que ce n’est pas du tout ce que j’imaginais. Il n’y a aucun trottoir qui court le long de l’égout. Pas de rambarde à laquelle m’accrocher. Cet égout n’a rien à voir avec ceux qu’on voit dans les films de James Bond, où des gentils poursuivent des méchants à l’intérieur de tuyaux d’aluminium étincelants.
Une fois en bas, je lève la tête pour regarder d’où je viens. Grand mal m’en prend : mon casque se détache et tombe en arrière avec un grand plouf dans la… Euh… Faute de mieux, j’appellerai ça de la lave. Aimablement, Tim le récupère, l’attache à une corde et le renvoie vers la surface pour une petite séance de nettoyage.
Cloaque victorienne en forme d'œuf
A côté de moi, Vince est appuyé sur une pelle, plongé jusqu’à la ceinture dans la… lave. Il répond à nos questions le plus aimablement du monde, explique la disposition des briques et la forme des conduits où nous évoluons. L’égout Regent a la forme d’un œuf. J’essaye de prendre une ou deux photos mais la buée a envahi mon objectif. J’essuie la lentille à l’aide d’un bout de tissu, mais quelques secondes plus tard, ça recommence. Hmmm, voilà qui pose problème. J’essuie, je prends une photo, j’essuie à nouveau en prenant garde à ne pas perdre mon chiffon, en le rangeant à chaque fois à l’intérieur d’une de mes cuissardes.
Je ne fais pas trop attention à l’air que je respire. Au bout d’un moment, je m’arrête et je regarde autour de moi. C’est une petite mesure de sécurité que je m’impose. Car il m’arrive souvent d’être tellement concentré en prenant mes photos que je ne me rends pas bien compte de ce que je suis en train de faire. Par exemple, il y a quelques années, j’étais en train de photographier des gens qui escaladaient des rochers. Je m’étais hissé sur un promontoire et je les mitraillais quand ils arrivaient à mon niveau. Après avoir pris quelques très belles images, je m’étais aperçu que j’étais monté beaucoup trop haut et que je n’osais plus redescendre. J’avais eu l’air malin.
Je pose mon appareil photo. Enfin, quand je dis je pose, ce n’est pas exactement ça : je le laisse pendre à mon cou. Car vous ne voudriez pas poser quelque chose dans cet environnement, non ? Les parois sont constellées de ce qui ressemble à du papier toilette, mais qui sont en fait des lingettes en décomposition. C’est l’une des causes les plus fréquentes d’obstruction des canalisations. Elles pendent de partout, comme des drapeaux de prière sur les versants de l’Himalaya.
Préservatifs « chargés » qui vous éclatent en pleine figure
J’arrête de faire des photos pendant un moment. Je laisse mes appareils s’acclimater à l’atmosphère étouffante, moite. Autour de moi, je vois des montagnes d’immondices sur lesquelles poussent des champignons et rampent des vers. En regardant de plus près, je distingue des tampons hygiéniques, des emballages de bonbons, des cartons de boissons, des sacs en plastique, des stylos et des serviettes périodiques. Tim récupère d’autres déchets encore plus déplaisants dans sa pelle : une seringue hypodermique, une ampoule, quelques préservatifs. Il faut faire attention aux préservatifs, dit-il, surtout ceux qui sont « chargés à bloc » et qui peuvent vous éclater en pleine figure… Je ne peux réprimer une grimace, et je porte instinctivement les mains à mon visage comme pour me protéger. « Ce n’est jamais drôle de se faire éclabousser dans les égouts, on ne s’habitue jamais au goût », explique Vince. Je regarde Helen. Elle a l'air sur le point de tourner de l'œil.
« Je me sentais comme un lapin paralysé devant les phares d'une voiture », racontera-t-elle plus tard. « L'odeur accablante, l'effluent qui m'arrivait jusqu'aux hanches et tous ces tunnels sombres et menaçants étaient une agression contre la totalité des sens. Je me répétais sans arrêt : ne deviens pas malade, ne deviens pas malade ! »
Au bout d’une demi-heure, les journalistes et leurs machines se sont acclimatés. Un détecteur surveille constamment les niveaux d’oxygène et d’autres gaz. Nous entendons le bruit des pompes qui déversent les eaux usées dans l’égout, celui du métro qui passe quelque part en dessous de nous, la rumeur de la circulation à la surface. Tim disparait un instant dans un boyau plus étroit et en revient avec ce que nous sommes tous venus voir ici : un « fatberg », ou « iceberg de graisse ».
Un monstre de graisse gros comme un autobus
L’infâme objet ressemble à un ballon de rugby, mais en plus lourd. La graisse putride colle aux préservatifs, aux lingettes pour bébé et à tous les autres objets qui ne sont pas biodégradables. Cela finit par former des boules blanchâtres qui grossissent, durcissent et doivent être désintégrées à la main, à coups de pelle ou de jets d’eau à haute pression par les égoutiers. On recense chaque année 80.000 cas d’obstruction de canalisations par des « fatbergs », et résoudre problème coûte à Thames Water environ un million de livres par mois. L'incident le plus mémorable reste à ce jour la découverte, en 2013, d'un « fatberg » de quinze tonnes, aussi gros qu'un autobus.
« C'est le truc le plus dégueulasse qui soit. La diarrhée à côté, c'est de la rigolade », lâche Vince
Helen, qui contrairement jouit pleinement de ses muqueuses olfactives, semble être du même avis. « Au bout d'une vingtaine de minutes, je commençais à peine à me sentir plus à l'aise lorsque Vince a commencé à fendre un fatberg en deux à coups de pelle », dit-elle. « En quelques secondes, j'ai été enveloppée dans un nuage de gaz nocif, sulfurique qui m'a pris à la gorge de plein fouet. Mon estomac s'est contracté et je me suis sentie sur le point de vomir. Ne tombe pas malade, me suis-je à nouveau ordonnée. J'ai essayé de me calmer en regardant plus loin, et mon œil s'est arrêté sur une lingette marron qui pendouillait d'un tuyau ».
Il faut un sens de l’humour et un dévouement à toute épreuve pour travailler dans les égouts. Un solide esprit de camaraderie anime l’équipe des égoutiers. « Pouvoir descendre dans des parties de Londres que personne d’autre ne connaît est une chance », assure Tim. « Quand on regarde les dimensions du système d’égouts, on s’aperçoit qu’il existe un véritable Londres sous Londres. C’est une merveille d’ingénierie. Certains de nos égouts sont vraiment magnifiques ».
« Eh les gars, ça fait deux heures ! »
Une corde au bout de laquelle pend un harnais descend le long de l’échelle. C’est le moment de se faire repêcher par ceux qui sont restés à la surface. « Eh les gars, ça fait deux heures ! » crient-ils. L’heure a tourné de façon incroyablement rapide. Prendre des photos dans ce trou nauséabond est compliqué et fatigant. Je n’ai utilisé que mon grand angle, la lumière des lampes accrochées sur nos casques et le projecteur LED de la caméra d’Helen.
A la fin de cette aventure, nos appareils sont dans un état de saleté pitoyable. La gadoue, la « lave », la crasse engluent les boutons de mon Canon. Une fois à la surface, une opération de nettoyage en profondeur s’impose. Mais pas avant une photo de famille des valeureux reporters de l’AFP dans leurs combinaisons pas vraiment immaculées.
A la suite de quoi Tim, aidé par Vince, retire ses cuissardes. Il dit qu’il a un trou dans sa botte, et le prouve en essorant sa chaussette à même le trottoir. Autour de nous, des hommes d’affaires qui passent nous jettent des regards bizarres.
Alors que je marche vers ma moto pour rentrer chez moi, j’ai un petit creux et je m’achète un paquet de chips. Je me suis déjà lavé les mains trois fois depuis que je suis sorti de l’égout, mais je n’ai toujours pas assez confiance pour toucher la nourriture avec mes doigts, et je me débrouille pour verser directement les chips dans ma bouche depuis le paquet. Une fois à la maison, ma femme me donne une nouvelle preuve de son sens de l’humour en préparant un chili con carne à l’heure du thé. Pour une raison que j’ignore, le goût n’est pas tout à fait le même que d’habitude.
Adrian Dennis est un photographe de l’AFP basé à Londres. Visitez aussi son blog personnel.