Boxeurs en col blanc
LONDRES, 8 décembre 2014 – Depuis plusieurs jours, des mails qui circulent entre mes collègues à propos d’une histoire de boxe amateur ont éveillé ma curiosité. Je viens de passer une semaine à photographier des matches de rugby, de football et de tennis, et je me porte volontaire pour couvrir le « Brawl at the Hall », littéralement « la bagarre dans la salle ». L’événement se déroule tard un jeudi soir de novembre à Bethnal Green, à la frontière entre la City et l’East-End londonien.
Il s’agit d’aller photographier les boxeurs en col blanc, des employés de la City qui troquent leur costume-cravate pour des gants de boxe après le travail. Ils commencent par s’entraîner pendant un mois, puis ils se mesurent à un adversaire pendant trois rounds de deux minutes. Cela n’a pas l’air trop long, mais quiconque a déjà tenu deux rounds contre un simple sac de frappe sait à quel point c’est épuisant physiquement, sans même avoir à se prendre des coups de poing en pleine figure.
La compétition se déroule au York Hall, une célèbre salle londonienne dont le parquet craque sous les pas des passionnés de boxe depuis plus de 85 ans. J’arrive suffisamment tôt pour pouvoir ranger mes affaires sous le ring et effectuer mes repérages.
J’ai décidé de ne pas utiliser le flash. Cela risque de gâcher l’atmosphère, et m’empêchera de me déplacer à ma guise sans trop attirer l’attention. C’est de cette façon que j’aime travailler : essayer de saisir des moments « naturels », les gens tels qu’ils sont, sans que personne ne prenne la pose.
La plupart de mes reportages impliquent un travail contre la montre : je dois non seulement prendre les photos mais aussi les éditer sur-le-champ ou très peu de temps plus tard et les transmettre dans la foulée, afin que les clients de l’AFP soient servis au plus vite. Envoyer la photo rapidement est essentiel quand on couvre une compétition sportive. Mais ce soir, oh joie, je n’ai pas besoin de me stresser : mon sujet ne doit être publié que la semaine suivante.
La lumière avec laquelle j’aurai à composer est pour le moins limitée. Les combattants sont éclairés par des projecteurs tungstène placés directement au-dessus d’eux. La lumière tombe de façon abrupte sur le ring, tandis que les spectateurs sont assis dans la pénombre. En visant d’une certaine façon, tout l’arrière-plan devient noir. Joli !
Avant le début des matches, je prends un moment pour discuter avec le gérant de la salle, afin de m’assurer que je pourrai me déplacer librement pendant les combats. Très gentiment, il accepte de déverrouiller la porte du balcon afin que je puisse aller me percher là-haut de temps en temps pour prendre des vues d’ensemble, à six mètres au-dessus de l’action.
Je passe quelques minutes dans les vestiaires. Aucun boxeur ne s’oppose à être photographié, bien au contraire. Tous semblent contents de me voir me promener parmi eux. Pour un photographe sportif, confronté dans son travail quotidien à une multitude de règles et de contraintes dictées par les organisateurs (il faut se positionner ici, on n’a pas le droit d’aller-là, etc.), cette liberté totale est un véritable bonheur.
Le vrai sport amateur est rafraîchissant, et sacrément moins cher que le sport pro. Je suis souvent plus ému en regardant jouer l’équipe de football juvénile que j’entraine qu’en couvrant un match de Premier League. C’est pareil pour la boxe. Je me faufile à travers la pénombre et saisis les combattants qui s’échauffent les mains bandées dans les minuscules vestiaires. Puis, dans la salle, la cloche sonne. Un haut-parleur débite les instructions des organisateurs. Au programme : neuf matches. Les combattants sont des avocats, des banquiers, des consultants en technologies de l’information, des traders. Leurs gabarits sont très différents, mais tous ont un point commun : ils sont un peu mous au niveau de la ceinture. Cela ne les empêche pas de se donner à fond, avec courage.
L’une des stars de la soirée s’appelle Frank O’Callaghan, surnommé « Frank The Tank ». C’est un ancien militaire de 45 ans reconverti dans les télécoms. Il a commencé à boxer il y a seulement huit mois et compte plus de soixante supporteurs dans la foule. Sa femme, enceinte de neuf mois, l’attend quant à elle anxieusement à la maison.
Je commence par prendre des images depuis le bord du ring, avant de monter au balcon pour prendre des vues générales. La foule acclame ses camarades de bureau dans une atmosphère électrique. Tout en travaillant, je dois m’efforcer de garder l’esprit clair. Autour de moi, l’alcool coule à flots et une bagarre entre supporters chauffés à blanc peut éclater à tout moment. La dernière fois que je suis venu ici, il y a douze ans, le meilleur combat auquel j’ai assisté a eu lieu dans les gradins. Raison pour laquelle une armée de videurs construits comme des armoires à glace monte la garde un peu partout dans la salle.
Pendant quelques rounds, je laisse traîner mon viseur sur les spectateurs. Des hommes sifflent et applaudissent à tue-tête leurs copains, des femmes se cachent le visage en frémissant au moment où leur collègue sur le ring se fait massacrer. A un moment donné, alors que je suis en train de « travailler » la foule, le niveau sonore augmente de plusieurs décibels. J’en déduis que quelque chose d’important est en train de se passer sur le ring. Je dois reporter mon attention sur le combat en cours.
Sur un coin du ring, un boxeur s’est pris un direct en plein dans le nez. Il saigne abondamment. Il tient le coup, il veut continuer à se battre, mais l’arbitre ne l’entend pas de cette oreille et arrête le match. Rapidement, je décroche et je me précipite dans les vestiaires vides pour attendre l’arrivée du blessé. Il fait son entrée et se dirige droit vers le lavabo pour regarder son nez cassé dans le miroir. Il n’y a que lui et moi dans la pièce. Je prends quelques images. La scène est incroyable. Jamais je n’aurais eu le droit de prendre des photos pareilles dans le circuit professionnel.
A minuit, quand le neuvième match s’achève, j’ai presque 700 photos dans mon boîtier. Le travail d’édition va être long. Mais des reportages comme ça, j’en redemande.
Adrian Dennis est un photographe de l’AFP basé à Londres. Consultez aussi son blog personnel.