Dans un quartier d'Alep contrôlé par les forces gouvernementales, les habitants ont tendu des toiles à travers la rue pour éviter d'être pris pour cibles par les tireurs embusqués de la zone rebelle, située à une centaine de mètres (AFP / Joseph Eid)

De Beyrouth à Alep, snipers et cafés bondés

ALEP (Syrie), 5 décembre 2014 - Que notre métier est étrange et magnifique. Avant d’arriver à destination vous lisez ce qui vous tombe sous la main pour vous faire une opinion et puis quand vous débarquez sur place la réalité est tout autre. En me rendant à Alep, je pensais découvrir Berlin au sortir de la seconde guerre mondiale, des ruines fumantes, des gens hagards marchant dans un silence spectral et je me retrouve dans le Beyrouth de la guerre civile où cohabitent la vie et la mort, les cafés bondés et les tireurs embusqués.

D’abord la route. Avant la guerre, il fallait quatre heures pour parcourir les 350 km d’autoroute entre Damas à Alep. Aujourd’hui, il en faut six ou sept pour faire 440 kilomètres, car le chemin n’est plus une ligne droite mais un itinéraire avec de nombreuses déviations.

Si vous vous trouvez du côté gouvernemental, il vous faudra emprunter des petites routes pour éviter les zones rebelles et ceux « de l’autre côté » feront la même chose, car malheur à vous si vous vous égarez. On n’a pas le droit de se tromper de camp, ni de route, sous peine de mourir décapité, de disparaître dans un cachot ou de succomber sous la torture.

Une échoppe d'aliments traditionnels à Alep, le 15 novembre 2014 (AFP / Joseph Eid)

Pour ajouter à la difficulté, certains villages désertés par leurs habitants ont plusieurs fois changé de mains et les vainqueurs ont tenu chaque fois à marquer leurs victoires parfois éphémères. Sur les murs, les inscriptions «L’armée du Tigre (surnom d’un colonel loyaliste particulièrement audacieux) a vaincu ici» ont recouvert les drapeaux des jihadistes du groupe État islamique (EI) et du Front Al-Nosra. Et l’on distingue encore divers mots d’ordre comme « La liberté pour nous et l'enfer pour les alaouites », la communauté à laquelle appartient Bachar al-Assad.

Une ville coupée en deux

Puis après avoir franchi le long de notre trajet une trentaine de barrages de l’armée, de la police, des différents services de sécurité et même de la douane, on atteint Alep, l’ancienne capitale économique aujourd’hui mutilée mais toujours vivante.

Et là, je me retrouve plongé dans les années 80. Une ville coupée en deux. Alep ouest et Alep-est avec une ligne de démarcation du nord au sud, et un centre-ville, la perle de la cité, ravagé comme ce fut le cas dans la capitale libanaise.

Des soldats musulmans de l'armée libanaise décorent un arbre de Noël sur la ligne de démarcation entre Beyrouth-ouest à majorité musulmane, et Beyrouth-est très largement chrétien, le 23 décembre 1987 (AFP / Nabil Ismail)

Il existe malgré tout trois différences de taille : au Liban, la ville était coupée entre un secteur à majorité musulmane et un autre très largement chrétien. A Alep, la séparation n’est pas d’ordre confessionnel mais politique, entre les rebelles et le régime.

En outre, à Beyrouth, il existait des points de passage entre les deux secteurs, plus ou moins sûrs, qui ouvraient ou fermaient selon l’ardeur des tireurs embusqués et selon l’humeur des combattants. Parfois les voitures pouvaient traverser et d’autres jours c’étaient seulement les piétons accompagnés de portefaix. A Alep, la ligne est hermétiquement close. Il ne faut pas moins de onze heures pour passer en minibus d’un secteur à l’autre, en traversant les zones contrôlées par les jihadistes de l’Etat islamique. Enfin, l’aviation était absente au Liban. Les protagonistes pouvaient tirer des obus ravageurs de 155 mm, mais pas larguer de barils explosifs depuis des avions gouvernementaux.

::video YouTube id='DVWHLEmBc4g' width='620'::

Sinon les ressemblances sont troublantes. Les commerçants alépins du centre-ville, comme en leur temps leurs confrères libanais, ont dû fuir les fameux souks, brûlés ou détruits. De fiers négociants, ils sont devenus des vendeurs à la sauvette derrière leurs étals: de célèbres antiquaires sont devenus marchands de primeurs, des orfèvres bradent des bijoux en toc, des fabricants de prêt à porter écoulent des habits de second choix, et c’est à la criée que de marchands de falafels ou de douceurs débitent leur suaves denrées.

Comme à Beyrouth, la ligne de démarcation balafre la ville. Les immeubles sont dentelés par les balles ou défigurés par les obus, les balcons effondrés, les fenêtres n’ont quasiment plus de vitres et certaines pièces sont condamnées car elles sont dans la ligne de mire des tireurs embusqués postés à quelques mètres.

Des enfants palestiniens jouent dans les ruines du camp de réfugiés de Chatila à Beyrouth, en février 1988 (AFP / Nabil Ismail)

J’ai toujours été étonné du fait qu’à Beyrouth comme à Alep, malgré l’extrême péril, on puisse rester sur place alors que la vie s’apparente à la roulette russe. On peut sortir le matin et ne jamais revenir. Bien sûr, la réponse classique c’est que les habitants n’ont pas d’autres endroits où aller, mais je crois qu’une fois la peur passée, vivre avec le danger devient comme une drogue et la maison où l’on a vécu est un lieu paradoxalement réconfortant. J’ai connu des gens qui, après la fin de la guerre à Beyrouth, regrettaient cette période où la vie prenait toute sa valeur car elle ne tenait qu’à un fil, et où la solidarité de quartier devenait d’autant plus chaleureuse.

Un orage effraie plus qu'un bombardement

Quand on est en guerre, c’est l’anormalité qui devient la règle. Un jour à Beyrouth, un ami m’a raconté que son jeune fils s’était réveillé en pleurant, effrayé à cause d’un orage. Il l’avait consolé en l’assurant que ce n’était pas le bruit du tonnerre mais celui d’un bombardement : car pour l’enfant, c’était cela l’habitude, depuis sa naissance.

Bombardement israélien sur Beyrouth le 4 août 1982 (AFP / Dominique Faget)

Autre extravagance c’est que les distances paraissent s’allonger dans l’esprit : Alep ouest paraît si loin d’Alep-est, alors que moins de 50 mètres parfois les séparent.

Plus étrange, chaque côté ignore comment vit l’autre et cela donne le sentiment que chacun vit sur une autre planète. Pendant la guerre civile, j’habitais à Beyrouth–ouest et quand je passais à l’est les gens étaient sidérés que je puisse vivre de l’autre côté. « Mais pouvez-vous sortir? » Bien sûr. « N’êtes-vous pas arrêté? » Pas du tout. « Y a-t-il des restaurants? »Comment donc. « Je ne vous crois pas, c’est impossible.» La population était devenue schizophrène.

Une boîte de nuit dans la zone sous contrôle gouvernemental d'Alep, le 15 novembre 2014 (AFP / Joseph Eid)

Et puis comme à Beyrouth, le plus surprenant c’est la résilience. Il n’y a pas d’électricité ? On s’abonne au générateur. On n’a pas d’eau ? On creuse un puits. Dans les quartiers éloignés de la ligne de démarcation, les cafés sont pleins, les terrasses regorgent de monde, et dans une boîte disco on boit et on se trémousse.

« C’est vrai, me dit un médecin, on peut s’émerveiller de cette capacité à vivre. C’est positif car cela montre que l’instinct de vie et plus fort que celui de la mort. Mais en même temps c’est terrible, car cela signifie qu’on peut infliger la pire des choses aux gens et qu’ils l’acceptent ».

Il y a 25 ans à Beyrouth, j’ai entendu presque les mêmes mots.

Sammy Ketz, le directeur du bureau de l'AFP à Beyrouth chargé de la couverture de la Syrie, s'est rendu à Alep du 15 au 19 novembre 2014. Il a aussi vécu dans la capitale libanaise pendant la guerre civile, de 1982 à 1988.

Des Syriennes prennent des selfies dans le restaurant Fairuz, dans le quartier Mogambo d'Alep contrôlé par les forces gouvernementales, le 15 novembre 2014 (AFP / Joseph Eid)