Guerre feutrée entre vaticanistes
CITÉ DU VATICAN, 20 novembre 2014 - En ce mercredi d'audience générale, François parcourt comme chaque semaine à bord de sa jeep découverte la place Saint-Pierre, acclamé par des milliers de fidèles, badauds, touristes, curieux, qui semblent boire chaque parole et chaque geste. Même si son message demeure parfaitement catholique, malgré une bonne dose de piment argentin, ce pape communique sa ferveur, bien loin de la réserve qui séparait le pape Benoît XVI et la foule.
Mais à quelques dizaines de mètres de là, dans le microcosme médiatique de l'austère « sala stampa » (la salle de presse) du Vatican, ce pape mondialement populaire, suivi sur Twitter par 16 millions d’abonnés, divise.
Un groupe de vaticanistes critiques tient gravement conseil au bout d'une très longue table de bois, non loin du box de l'AFP. Il commente longuement les dernières décisions, épluche le prêche quotidien du pape lors de la messe à sa résidence de Sainte-Marthe à la recherche d'imprudences doctrinales, relève la dernière saillie de François contre les évêques mondains et médisants, ou analyse l'éviction du puissant cardinal conservateur américain Raymond Leo Burke.
En octobre, la convocation du synode sur la famille a permis de mesurer une forte hausse de la température ambiante.
Seules l'élection du pape argentin en mars 2013 ou l'arrestation d'un majordome pontifical en 2012 avaient vu affluer tant de journalistes à la « sala stampa »… Une manifestation du « syndrome François ». Mais l'atmosphère est cette fois tendue. Beaucoup d'électricité sature l'air médiatique.
Tragédie grecque en conférence de presse
Dans l'immeuble solennel sis via della Conciliazione qui relie le Tibre à Saint-Pierre, la « salle Jean Paul II » aux murs gris et aux sièges de velours bleu où les cardinaux ont coutume de distiller la bonne parole, ne respire plus l'ennui comme souvent jadis. En ce temps de synode, elle vit une tragédie grecque au long de conférences de presse quotidiennes passionnées. Une guerre à fleurets mouchetés entre partisans et adversaires du pape argentin.
Les cardinaux sont assaillis de questions directes, rétorquant souvent avec la même verve, bien loin de toute « langue de buis », et pas de façon univoque. Ils répondent parfois aussi avec émotion, quand par exemple le cardinal de Vienne Christoph Schönborn dit son expérience d'enfant de divorcés…Ou embarras, quand ils se renvoient l'un à l'autre la demande délicate.
« Madame, puisque vous savez tout déjà! », rétorque exaspéré un cardinal à une journaliste d'un site italien, qui, avec aplomb, n'hésite jamais à poser les questions qui fâchent.
« Nous avons tous aussi une famille », s'exclame un cardinal
Au milieu de la salle, le brillant et rigoureux journaliste de l'Espresso Sandro Magister, une des voix critiques du pontificat, attend de poser sa question. Il semble irriter le père jésuite Federico Lombardi, porte-parole du pape, avec une très pointilleuse demande sur les modes de publications des textes du synode.
Sur les confortables canapés du hall d'entrée, ou debout dehors devant des caméras sous les arcades, Sandro Magister et les vaticanistes de renom sont ensuite sollicités par des journalistes venus de Washington, Brasilia, Londres, Berlin ou Paris, qui cherchent à démêler les fils de l'écheveau famille-mariage-divorce-homosexualité... Ils distillent doctement leur « juste » analyse...
Le thème de la famille, très sensible pour tous -après tout, « nous avons tous aussi une famille », s'est exclamé un cardinal- a révélé les fractures entre journalistes qui reflètent celles entre prélats.
Par médias interposées, deux écoles s'opposent, répercutant les plaintes étouffées de princes de l'Eglise mécontents. Optimistes et souvent inconditionnels de « l'ouverture », pessimistes et souvent défenseurs de la « tradition en danger ». Les premiers annexent commodément François; les autres pensent que ce pape de « l'autre bout du monde » mène l'Eglise sur le chemin de l'accident, voire de la trahison.
« Ne croyez pas que les divorcés remariés vont communier d'ici 15 jours ! »
Des Etats-Unis notamment, des médias sont venus nombreux solliciter des réponses sur les divorcés, les gays, l'union libre... Sujets susceptibles de faire le lendemain les unes de leurs journaux ou de leurs sites internet. Pas de risque qu'ils posent des questions sur la polygamie en Afrique, les familles éclatées par les migrations ou le rôle des grands-parents, pourtant bien à l'ordre du jour... Ils répercutent des attentes disproportionnées que suscite dans leur lectorat « l'ouverture » de François. Le cardinal Lorenzo Baldisseri, secrétaire général de cette assemblée d'évêques du monde entier, remet les pendules à l'heure. Il ironise, invitant une journaliste à ne pas attendre que « d'ici quinze jours (la fin des travaux), tous les divorcés remariés aillent communier ! » Le temps de l'Eglise n'est décidément pas le temps des médias.
L'énervement et l'impatience sont d'autant plus palpables que les sujets sont délicats, parfois incompréhensibles quand on n'est pas de la boutique, et que l'enjeu est considérable. Dialogue de sourds donc. Pour les uns, la famille catholique, corpus le plus sacré de l'héritage chrétien, est « en danger ». Pour les autres, le manque d'évolutions est responsable d'un fossé mortel entre une institution qui serait définitivement « ringarde » et une société forcément progressiste.
Un document interne sur les homosexuels met le feu aux poudres
Entre ces Montagnards et ces Girondins, un « marais » de journalistes consciencieux s'interroge, sans réponses toutes faites. En jeu la crédibilité d'une institution qu'on critique et qu'on défend, et qui se montre, en l'occurrence, hyper-réactive, à fleur de peau, sensible au débat.
A mi-synode, un document interne provisoire, curieusement distribué à la presse, évoque entre autres la valeur de l'engagement stable entre homosexuels. Il met le feu aux poudres par son ouverture inattendue, faisant les unes de grands journaux mondiaux. L'ambiance devient d'autant plus électrique.
Anna Artymiak, freelance polonaise, paraît toute déprimée. « Quand on voit tous ces textes… », fait-elle avec visible amertume. « J'ai eu l'impression qu'on a donné seulement la voix à certains, et que l'Eglise n'a plus la force, la joie et le courage de transmettre l'enseignement de l'Evangile », déplore-t-elle.
Sandro Magister, très attaché à la clarté de la doctrine sous Benoît XVI, et son collègue de La Stampa, Marco Tosatti, grand admirateur du style très sûr de lui de Jean Paul II, mènent la charge depuis des mois contre le mode de fonctionnement du pontificat, auquel ils reprochent à mots couverts d'être confus, démagogue, brusque avec la tradition, anticlérical, etc.: en deux mots, un pape qui serait descendu de son piédestal et mettrait au second plan le dogme.
Evêques « mondains » dans le collimateur papal
Disposant de sources de première main, Magister écrit sur son site chiesa.expressonline.it des articles théologiquement et historiquement très documentés qui mettent en lumière les tiraillements. Il sait instruire un dossier comme un véritable procureur. Ainsi récemment, il a énoncé un à un les dysfonctionnements qui auraient conduit à la suspension injuste par François d'un évêque conservateur du Paraguay, Rogelio Ricardo Livieres Plano, accusé d'être dépensier et d'avoir protégé un prêtre accusé de pédophilie. Le type même d'évêque à succès, « mondain », que François ne peut pas voir en peinture.
Magister évoque ce qu'il perçoit comme une mise en garde de Benoît XVI contre l'effet « mortel » d' »un dialogue qui renoncerait à la vérité ». Un pape émérite, retiré au Vatican, qui se garde pourtant bien d'émettre la moindre critique publique envers son successeur.
Tensions au synode
De son côté, Tosatti demande solennellement au pape François de publier les interventions à huis-clos des pères synodaux, pour faire la preuve qu'ils sont en majorité attachés à la doctrine et mécontents des ouvertures. Il parle de « censure » et ne cesse de dénoncer ce qu'il voit comme un affaiblissement des condamnations morales de l'Eglise et comme des pressions des lobbies gays et autres pour que l'Eglise s'adapte sans résister à la modernité.
Autant les vaticanistes qui regrettent le bon temps passé sont préoccupés, autant ceux qui soutiennent le pape affichent une expression souvent confiante. Ces avocats de François jouent un grand rôle en analysant très positivement, dans les médias mondiaux et dans des livres, la révolution du nouveau pontife. Souvent ils l’ont connu personnellement avant même son élection, comme le journaliste de La Stampa, Andrea Tornielli, qui anime le site réputé Vatican Insider.
Ceux-là s'efforcent de montrer que ce pape est un rénovateur dans la tradition. Ainsi Tornielli évoque dans un article Saint Pie X (pape de 1903 à 1914, dont les traditionalistes ont pris le nom pour leur fraternité), pour souligner qu'au début du XXème siècle, le pape fustigeait déjà les cardinaux mondains!
Rénovation profonde
Le vaticaniste Marco Politi, « biographe des papes » du journal de gauche Il Fatto Quotidiano, très sévère dans son bilan de Benoît XVI, trouve en François un grand espoir de renouveau de l'Eglise. Il le voit aussi en danger dans son dernier livre « François au milieu des loups ». Des journalistes argentins, autrefois inconnus dans leur pays comme Sergio Rubin ou Elisabetta Pique, ont écrit en espagnol des biographies du pape et sont désormais très sollicités parmi les avocats du pontificat.
Particulièrement influent est le directeur de la prestigieuse revue jésuite Civilta Cattolica, Antonio Spadaro, regard vif et malicieux derrière des lunettes. Il explique la pensée du pape, recadrant toute chose avec brio et précision tout en insistant sur la rénovation profonde en cours. On parle parfois de lui, même s'il ne confirme pas, comme futur chef de la communication du Vatican.
Après ce synode mouvementé, plusieurs journalistes ont assuré que « la lune de miel » était terminée dans l'Eglise pour Jorge Bergoglio, et que si le Conclave était à refaire, Bergoglio ne serait pas réélu.
Les critiques des conservateurs se font cinglantes, les grands médias internationaux étant accusés de gober quotidiennement, sans esprit critique, la description merveilleuse que les médias « progressistes » feraient d'un pontificat qui aurait le tort « d'accueillir le monde tel qu'il est », sans défendre la doctrine. « C'est tout un monde qui s'écroule, pièce par pièce, dans la révolution de François », analyse Andrea Gagliarducci, un vaticaniste du site Korazym.com, estimant que « les médias sécularisées accueillent chaque nouveauté, comme si l'Eglise d'avant était un royaume corrompu que le pape a décidé finalement de nettoyer ».
D'autres se contentent de hocher la tête, ou de hausser les épaules. A la salle de presse comme dans les couloirs du Vatican, ce pape si populaire en exaspère et désespère plus d'un. Mais dans beaucoup de paroisses, dans les rues, sur les places à Rome et ailleurs, l'humeur est davantage à l'optimisme. François est crédité d'avoir su aérer un message de deux mille ans et d'ouvrir de nouvelles pistes de « miséricorde », même si elles sont un peu accidentées et pas si révolutionnaires que ça.
Quant aux services de communication du Vatican, qui sont actuellement sous audit d'une commission en vue de leur refonte, ils ont du mal à suivre le rythme de l'activité et la parole tous azimuts et parfois contradictoire de ce pape imprévisible. Heureux de sa popularité, ils accusent parfois de la fatigue. Ils doivent ainsi annuler certains discours publiés en l'avance et les remplacer par les improvisations de François, ponctuées d'exclamations, d'anecdotes, de point de suspension, de formules fortes répétées, de phrases sans verbes, d'expressions empruntées au « porteño », l'espagnol de Buenos Aires.
Jean-Louis de La Vaissière est le correspondant de l’AFP au Vatican.