Chasseurs de serpents au service de la science
CHENNERI (Inde), 24 novembre 2014 - Au sud de Chennai, ville indienne également connue sous son ancien nom de Madras, la route qui longe la côte du Coromandel n’est presque qu’une succession d’hôtels de luxe en construction. Bientôt les « beach resorts » auront entièrement remplacé les rizières qui existaient encore il y a quelques années.
Pourtant, il suffit de s’enfoncer un peu dans les terres, vers l’ouest, pour entrer dans un tout autre monde. On y découvre des villages aux maisons en terre aux toits de chaume, dont les trous sont masqués tant bien que mal par des bâches en plastique.
C’est dans un de ces villages, Chenneri, que j’ai séjourné pendant quelques jours. Je venais y rencontrer la communauté des Irula, connus pour leur bonne connaissance des plantes médicinales et leur maîtrise de l’art d’attraper les serpents. La découverte du mode de vie des Irula constitue l’ultime étape de mon voyage en Inde, après celles qui m’ont menée chez les Raïka du Rajasthan, les Poraja de l’Orissa, les Santal du Bengale occidental et les Khasi du Meghalaya.
Les Irula forment l’un des six groupes tribaux de l’Etat du Tamil Nadu (sud-est de l’Inde) officiellement considérés comme « primitifs ». Chasseurs-cueilleurs, ils vivaient des produits de la forêt jusqu’à ce que les lois de protection de la nature adoptées dans les années 1970 viennent le leur interdire. Une loi sur la préservation de la faune sauvage les a quant à elle empêché de tuer les serpents pour vendre leur peau, ce qui constituait une source de revenus importante de la tribu.
Comme ils ne possédaient pas de terres, les Irula sont alors majoritairement devenus ouvriers agricoles ou se sont retrouvés piégés dans des systèmes de travail forcé, notamment dans des usines de briques. Beaucoup d’entre eux vivent aujourd’hui dans des maisons bien fragiles face aux intempéries. Ils rencontrent souvent des difficultés à bénéficier des programmes sociaux auxquels ils ont droit, parce qu’ils sont illettrés, et peinent à obtenir leur certificat d’appartenance à une « tribu répertoriée ».
Pour faire face à ces bouleversements, un Américain, Romulus Whitaker, a mis sur pied une coopérative au début des années 1980. Elle permet à des familles irula de continuer à tirer un revenu de leur activité traditionnelle d’attrapeurs de serpents en vendant leur venin à des laboratoires pharmaceutiques.
Les serpents que ces Irula capturent sont amenés à la coopérative, où ils restent un mois avant d’être relâchés. Au cours de ce séjour, leur venin est prélevé quatre fois. Les visiteurs peuvent assister à la « traite » des serpents, une opération impressionnante pendant laquelle des cobras et des vipères passent dans les mains expertes d’employés irula.
La coopérative compte aujourd’hui environ 330 membres, qui bénéficient d’un système de sécurité sociale et d’assurance en cas de blessure ou de décès dans le cadre de leur travail. Chaque cobra capturé est payé 2.000 roupies (environ 26 euros), quand le salaire journalier d’un ouvrier agricole s’élève à environ 130 roupies.
Une fois récolté, transformé en poudre et congelé, le venin servira à fabriquer des antipoison et des médicaments contre le cancer. A titre d’exemple, le venin de cobra est vendu 20.000 roupies le gramme (selon un chiffre de 2010 fourni par la « Madras Crocodile Bank Trust and Center for herpetology »). Selon Romulus Whitaker, « 80% de l’antipoison fabriqué en Inde provient de cette coopérative ».
La famille qui m’a hébergée dans le village de Chenneri compte deux éminents membres de la coopérative : le père de famille, Masi, lui-même fils d’attrapeur de serpents, et son épouse Susila, devenue traqueuse de reptiles après son mariage.
Masi a un petit visage souriant aux joues creuses, au-dessus d’un corps sec comme une brindille. Il a fière allure quand il déambule dans les champs, armé d’un bâton, à la recherche des dangereux animaux qu’il sait déloger et maîtriser avec des gestes d’une grande précision.
A l’échelle du village, cette famille est assez aisée. Elle possède une maison « en dur » de plusieurs pièces et une moto. Bien que Masi et Susila ne soient autorisés à attraper qu’un nombre précis de serpents, défini chaque mois par la coopérative, ils gagnent plusieurs dizaines de milliers de roupies par an grâce à ce travail venu du fond des âges.
Le couple s’absente souvent plusieurs jours de son domicile pour aller pister les serpents dans les districts voisins. Parfois, une grande entreprise fait appel à eux après avoir repéré un serpent venimeux sur son terrain. Alors qu’il est issu d’une communauté qui souffre encore de fortes discriminations, Masi explique qu’il est plus respecté aujourd’hui pour ce travail que ne l’était son père.
Il n’est pas certain que le bel équilibre entre savoirs ancestraux et médecine moderne incarné par la Coopérative des attrapeurs de serpents irula dure toujours. Plusieurs personnes m’ont expliqué que son fonctionnement souffrait aujourd’hui de lourdeurs bureaucratiques. En outre, elle ne fournit du travail qu’à quelque 300 Irula, pour une communauté qui compte plusieurs centaines de milliers de personnes.
Désormais, Romulus Whitaker réfléchit à la possibilité de valoriser les talents de chasseurs de rats des Irula, alors que ces rongeurs détruisent une part non-négligeable des cultures. Les Irula ont l’habitude de tuer les rats pour leur viande. « Des milliers d’Irula pourraient être employés à attraper les rats. Ce serait bien mieux que de les empoisonner, comme cela est pratiqué aujourd’hui », explique M. Whitaker.
Quoi qu’il en soit, l’alchimie que cette coopérative a créée entre la préservation de la faune sauvage, la valorisation de la culture tribale et le travail des laboratoires pharmaceutiques me permet de boucler mon voyage sur une note d’espoir.
Béatrice Roman-Amat est journaliste au service web et mobiles de l'AFP à Paris. Elle se trouve actuellement en Inde pour travailler à un projet de livre pour enfants. Suivez son voyage son blog, Sur les pas de Prakash.