Alerte au tigre !
BOBIGNY (France), 19 novembre 2014 – Nous sommes à Bobigny, dans la banlieue nord de Paris, le jeudi 13 novembre. La matinée a été calme au bureau de l’AFP et nous nous apprêtons à partir déjeuner. Mon collègue Valentin Bontemps est en train de laisser un message sur le portable d'une source policière pour vérifier une information. Il raccroche quand, moins d'une minute plus tard, son téléphone sonne de nouveau. C’est le policier qui rappelle. Surmené, il s’est, manifestement, trompé de numéro...
Nous ne savons pas encore que cet appel qui ne nous est pas destiné va bouleverser nos vies professionnelles pour les 48 heures suivantes.
« Allo, Jérôme? Rappelle les pompiers, on LE trouve pas, là ».
« LE », nous le saurons dans un instant, c'est le TIGRE. Le fauve assoiffé de sang bientôt mythique, dont la traque va nous tenir en haleine pendant deux jours. Nous et tout le reste de la planète, mondialisation de l'information oblige.
Valentin a juste le temps d'arracher à sa source, avant qu'elle ne raccroche en comprenant sa méprise, qu'un tigre (oui, un tigre) a été aperçu dans la matinée dans le département de Seine-et-Marne, au nord-est de Paris. Aussitôt, François Becker se fait confirmer l'information par une autre source policière, qui donne un peu plus de détails: le tigre a été aperçu dans la matinée près d'un supermarché dans la bourgade de Montévrain.
Maintenant qu'on a deux sources, on peut sortir l'info. Mais quelle importance lui donner ? On hésite... Et si le tigre n'était qu'un gros matou? Dans ce cas, on risque de faire tout un foin à propos d’un non-événement. D'un autre côté, et si le fauve dévore un riverain? On nous reprochera d'avoir minimisé l'affaire. De toute façon, de gros moyens sont déjà déployés pour retrouver une bête sauvage, ce qui n'arrive pas tous les jours en banlieue parisienne, et ce fait à lui seul justifie une dépêche urgente.
« Je crois que j'ai vu un lynx »
Finalement, à 12h13, nous diffusons une « alerte », une information qui tient sur une ligne afin d’attirer l’attention de nos médias clients : « Police et pompiers mobilisés pour retrouver un tigre en liberté en Seine-et-Marne (police) ».
Une autre journaliste du bureau, Jessica Lopez déniche aussitôt le contact du gérant du supermarché de Montévrain. Qui lui raconte que sa femme l'a appelé plus tôt dans la matinée pour lui dire: « Je crois que j'ai vu un lynx ». Elle a eu le temps de prendre une photo de la bête que son mari nous envoie: le cliché, de mauvaise qualité, montre un gros animal au pelage roux qui se promène au sommet d'une butte.
Entretemps, Valentin s'est mis en route vers Montévrain. Avec un peu de chance, si la circulation est fluide, il y sera dans 45 minutes. Simultanément, des renforts photo et vidéo partent de Paris pour nous rejoindre sur le terrain du safari.
Coup de théâtre, un site internet d’information annonce que le tigre est retrouvé. L'histoire est finie, à moins que... On rappelle nos sources qui sont formelles: non, le tigre court toujours.
Vol en rase-motte pour faire sortir la bête
13h15. Les premiers journalistes arrivent sur le site où le tigre aurait trouvé refuge, un sous-bois de la taille de quatre à cinq terrains de football. Dans le ciel, un hélicoptère vole en rase-motte pour faire sortir la bête de sa tanière. Plusieurs dizaines de pompiers, gendarmes et policiers, épaulés par des spécialistes de la faune sauvage, s'activent au bout d'une rue fermée à la circulation. L'ambiance est détendue: la présence de la bête féroce supposée amuse plus qu'elle n'effraie. Par le plus grand des hasards, le poste de commandement des opérations anti-tigre a été installé à côté d’une entreprise, Rando Pneus, dont le logo est... une empreinte de fauve!
::video YouTube id='aI5gYALGcs4' width='620'::Derrière le cordon de sécurité, les journalistes prennent leur mal en patience, guettant les allées et venues des autorités.
Le directeur de cabinet du maire de Montévrain fait une déclaration: « Nous appelons les habitants à la prudence et à ne pas sortir de chez eux, ou à rester dans des véhicules clos. Toute personne qui voit le tigre doit appeler la police ou les pompiers ». Par mesure de sécurité, les enfants ont été confinés à l'école.
L'homme qui a vu la femme qui a vu le tigre
Sur la foi des premières analyses d'empreintes, le profil de l’animal se précise: il ferait « près de 70 kilos ».
Faute d'avoir vu le début de la queue du tigre, les journalistes défilent dans le supermarché pour interroger le héros du jour, « l'homme qui a vu la femme qui a vu le tigre »: le gérant. Sur le parking, les pompiers de Seine-et-Marne surveillent les entrées, fusil hypodermique en main. Au cas où l'animal reviendrait rôder dans les parages.
Pendant ce temps, au bureau de Bobigny, on essaie de savoir d'où l'animal a bien pu s'échapper. Un cirque a bien été installé sur le parking du supermarché il y a quelques jours, mais il n'avait pas de tigre. Quant au Parc des Félins, à Nesles, à une trentaine de kilomètres de Montévrain, il assure qu'aucun tigre ne manque à l'appel.
Montévrain est aussi à deux pas de Disneyland Paris, mais le parc d'attraction ne recense qu'un seul fauve: Tigrou, le tigre bondissant de Winnie l'Ourson.
L'attente se prolonge.
Enfin, trois hommes en treillis militaire déboulent en 4x4, casquette sur la tête, carabine à la main, laissant entrevoir une fin imminente. Las! Trente minutes plus tard, ils regagnent leur pick-up.
17H30. Toujours rien de nouveau sous le soleil couchant. Le sous-préfet, Frédéric Mac Kain, vient s'adresser au cordon de caméras: la battue n'a rien donnée, la recherche est élargie. Un doute commence à s'installer... rapidement balayé par les autorités: « Il n'y a pas de doute, c'est bien un tigre », nous déclare Robert Picaud, le président départemental de la Louveterie, un organisme chargé de la régulation des nuisibles (habituellement les sangliers, renards et blaireaux) et qui a participé aux recherches.
« Les empreintes, ainsi que les photos, ne laissent pas planer le doute », assure ce spécialiste, qui précise que les traces découvertes sont « fraîches », ce qui indique que l'animal « vient d'arriver ».
Si la traque dure, nous explique doctement une source proche des opérations, c'est que le tigre a un penchant pour les siestes. Il peut s'endormir sur une branche d'arbre et demeurer ainsi de longues heures inaperçu.
Prudemment, nous écrivons toutefois dans notre papier général que « par le passé, plusieurs alertes semblables ont finalement abouti à la conclusion que l'animal repéré était en fait un gros chat ».
Le tigre traverse l'autoroute
La nuit est tombée. La préfecture annonce l'allègement du dispositif pour la nuit. Seul un hélicoptère équipé d'une caméra thermique continuera de tourner jusqu'au lever du jour.
Valentin, soulagé après des heures passées à piétiner dans le froid, lève finalement le camp. Etant d'astreinte pour la nuit, je prends la relève.
5h30. Le réveil sonne. Je n'ai dormi que d'un œil de peur de rater l'appel de la préfecture m'annonçant la capture de l'animal. Mais non, la bête est toujours en vadrouille.
Il est 6 heures, je traverse Paris désert, puis prends l'autoroute direction Marne-la-Vallée, sans savoir que le tigre, au même moment, a été aperçu par un automobiliste près de l'A4. Après trois-quarts d'heure de route, j'arrive enfin là où tout a commencé: sur le parking du supermarché de Montévrain.
Des policiers sont là. Leur mission, expliquent-ils, sera de sécuriser l'entrée des écoles de la commune. Des militaires envoyés en renfort attendent des instructions. Je discute avec quelques confrères, comme moi hagards et frigorifiés et on commence à se dire que la plaisanterie a assez duré.
Pour alimenter mon papier, je vais faire un tour au collège du Chessy. Je constate que les habitants sont calmes, mais prennent très au sérieux les consignes de sécurité édictées par les autorités. Ce matin-là, la majorité des élèves sont accompagnés en voiture par leurs parents. En attendant le début des cours, certains stationnent devant le collège, vitres remontées. Je suis bien forcée de sortir de ma voiture pour faire quelques interviews, en priant pour que le fauve n'en profite pas pour me sauter dessus.
« Ça fait quarante-huit heures qu'il court et qu'il n'a pas mangé »
Un père accompagne un grand gaillard de 15 ans jusqu'à la grille de l'établissement. « Sois prudent !» lui glisse-t-il avant de me confier son inquiétude: « ça fait quarante-huit heures qu'il court et qu'il n'a pas mangé ». A son fils qui a déjà rejoint ses copains dans la cour, il répète une dernière fois ses instructions: « tu rentres avec la voisine en voiture et tu ne sors pas de la maison jusqu'à mon retour ».
Un groupe de garçons fanfaronnent. L'un se vante d'avoir vu la bête, un autre décrit comment il va le terrasser quand il l'aura en face de lui. Un troisième est très fier: il est passé sur BFM-TV.
Et toujours, la question rituelle: « Madame, vous êtes de quel journal ? L'AFP ? Connais pas ».
Que ferez-vous si vous tombez nez à nez avec le tigre? Les collégiens sont unanimes: « on bouge pas et on crie! ».
Pour mater un tigre, hurlez en allemand, conseille le dompteur
« Si on voit le tigre, il faut faire comme si on ne le voyait pas. Ne pas bouger, mais sans lui tourner le dos. Ensuite, il faut crier le plus fort possible. Encore mieux, crier en allemand, les sons gutturaux peuvent l'impressionner », confirme Gilbert Edelstein, le directeur du cirque Pinder, interrogé par François depuis Bobigny.
Je m'installe dans un café de Montévrain pour écrire mon papier quand j'apprends par un communiqué de Bison Futé que le tigre a été vu près d'une station-service de l'autoroute A4 à la hauteur de Ferrières-en-Brie. La préfecture de Seine-et-Marne convoque une conférence de presse pour 11h30 à Melun. Valentin se propose d'y aller. Le suspense est à son comble: le tigre a-t-il enfin été retrouvé? Mais une fois sur place, il apprend que le point presse est annulé.
En réalité, de sérieux doutes commencent à émerger et les autorités sont discrètement en train de dégonfler l'histoire.
Car plus de 24 heures après l'apparition furtive de l'animal, aucune disparition de tigre n'a été signalée. Et l'hypothèse d'un particulier détenant illégalement un fauve de cette espèce apparaît peu crédible aux yeux d'un expert des douanes que François a interrogé. Pour lui, le phénomène des nouveaux animaux de compagnie concerne plutôt des tortues, des lézards, voire des grenouilles venimeuses.
Je reprends la voiture, direction l'aire d'autoroute de Ferrières, là où l'animal aurait été vu pour la dernière fois. Des confrères sont déjà sur place depuis un moment mais, tout comme le tigre, ils n'ont pas grand-chose à se mettre sous la dent.
En plus, il pleut des cordes.
::video YouTube id='sI0QdWzhLWk' width='620'::Le directeur du cirque Pinder nous a expliqué que « le tigre doit être stressé, sur le qui-vive. Mais en même temps, il a envie d'une seule chose, c'est de sortir de tout ça ».
Ça tombe bien, parce que nous aussi.
A 13h, la chef de la police de Seine-et-Marne débarque à la cafétéria de l'aire d'autoroute. Visiblement embarrassée, elle tourne autour du pot avant de reconnaître que de nouvelles analyses d'empreintes excluent la piste du tigre. Un lynx, alors? Non plus. C'est un « autre félin », c'est tout ce qu'elle peut dire.
Un autre félin? Un chat, vous voulez dire?
« Entre le chat domestique… et un félin plus gros », admet Eric Hansen, qui travaille pour l'Office national de la chasse et de la faune sauvage. Il ajoute qu'à sa connaissance, le seul félin présent à l'état sauvage en Seine-et-Marne est le « chat forestier », un animal « inoffensif » qui ressemble... à un gros matou!
Fin de l'histoire. Tout ça pour (un) chat!
Eve Szeftel est journaliste au bureau de l'AFP à Bobigny, en banlieue parisienne (avec François Becker, Valentin Bontemps et Jessica Lopez, du même bureau).