(AFP / Getty Images / Kevork Djansezian)

Le budget, un squelette et des biscuits secs

PARIS, 3 octobre 2014 - "Le budget est le squelette d'un Etat, débarrassé de toute idéologie trompeuse", écrivait Rudolf Goldscheid, un sociologue autrichien marxiste du début du XXème siècle. Une belle formule, qui dit l’importance dans une démocratie de ce texte qui concrétise (ou pas) les promesses politiques. Mais ce mercredi 1er octobre, à deux heures de matin, attendant un hypothétique dossier de presse sur le budget 2015, je regrette que le squelette ne soit pas livré avec une machine à rayons X.

C'est la deuxième fois que je traite pour l'AFP à Paris, et avec mes deux collègues de la rubrique "macroéconomie", la publication du projet de loi de finances. Il dit combien l'Etat gagnera l'an prochain, et comment, et combien il dépensera, et comment. C'est simple mais en rendre compte est l'un des exercices les plus compliqués que je connaisse.

En septembre 2013, au moment de me plier à l'exercice pour la première fois, je rentrais tout juste d'un poste de journaliste économique à Berlin. Sur le fond, le changement était radical: je quittais le "bon élève" de l'Europe, un pays à l'économie solide qui prévoyait déjà des excédents budgétaires et soupçonné de radinerie. J'arrivais dans un Etat en mauvaise posture économique, confronté à des déficits élevés et accusé de jeter l'argent (du contribuable) par les fenêtres.

(AFP / STR)

Sur la forme aussi, je découvrais un nouveau monde. J'étais habituée en Allemagne à une communication plutôt carrée et surtout à une dramatisation moindre: l'Etat fédéral n'y contrôle qu'une partie de la politique budgétaire, il a une conception très différente de son rôle économique, et la dépense publique pèse moins dans la richesse nationale.

Rien de tout cela en France. Le budget est un événement phare de la rentrée politique. Et les Français se sentent d'autant plus concernés par la gestion de l'argent public qu'ils viennent tout juste de recevoir leurs avis d'imposition, dans l'un des seuls pays développés qui ne prélève pas l'impôt à la source.

"Eléments de langage"

Autant reconnaître que j'ai été très déstabilisée par "mon" premier budget, et par le contact avec "Bercy", terme qui désigne aussi bien le gigantesque bâtiment du ministère des Finances en bord de Seine que l'administration qui le peuple.

Je me souviens du briefing donné l'an dernier à quelques heures de la présentation du texte par les membres du "cab": le cabinet, c'est-à-dire la garde rapprochée du ministre, l'aristocratie du ministère. Je prenais des notes fébrilement. J'étais d'une part catastrophée face à l'avalanche de termes techniques, et d'autre part étourdie par le déferlement d'"éléments de langage", ces formules savamment élaborées par les communicants qui sont la charpente de la langue politique.

Le ministère de l'Economie et des Finances à Paris (AFP / Loïc Venance)

La France débattait alors du "ras-le-bol fiscal", un sentiment d'exaspération face à l'impôt évoqué par le ministre de l'Economie lui-même et très populaire dans les médias. Toute la question était donc de savoir si le budget pour l'année 2014 allait un peu relâcher la forte pression fiscale. Le "cab" nous apprit ce matin-là que les "prélèvements obligatoires", terme pudique pour désigner l'ensemble des taxes et impôts, n'augmenteraient que d'un énigmatique "0,05 point" (de Produit intérieur brut) en 2014. Pendant que je traduisais la formule, qui signifiait que non, les impôts ne baisseraient pas, les hauts fonctionnaires s'agaçaient de la rafale de questions sur la fiscalité des ménages, quand eux auraient préféré parlé de l'effort de contention de la dépense publique. Les journalistes de leur côté s'énervaient de ne pas trouver dans le dossier de presse un tableau détaillé des recettes fiscales espérées. Bonne ambiance…

Connaissez-vous le verbe "tangenter" ?

Depuis, je me suis un peu habituée à ces jeux de communication. J'ai appris à maîtriser cette langue absconse et je lui trouve même de la poésie, lorsqu'un ministre me parle de "tangenter" (approcher) un certain montant de recettes).

Mais je ne me suis pas faite au chaos entourant la publication de ce texte aussi technique que volumineux. A chaque fois, les épreuves du dossier de presse attendent leur ultime validation tard dans la nuit précédant le conseil des ministres. A chaque fois, ou presque, la procédure change: une année, un" briefing" avec des hauts fonctionnaires à l'aube, l'autre, une conférence de presse des ministres eux-mêmes, le matin ou l'après-midi, sous embargo ou pas, c'est-à-dire dont le contenu peut être immédiatement rendu public, ou seulement après quelques heures. A chaque fois, les rencontres préparatoires avec des hauts fonctionnaires laissent avec plus de questions que de réponses.

La journaliste économique de l'AFP Aurélia End consulte le dossier de presse sur le budget, le 3 octobre 2014 (AFP)

Que répondre à un haut gradé de Bercy qui demande, de la manière la plus candide: "Mais pourquoi tenez-vous donc tant à écrire un papier de présentation avant la publication du texte?" Comment se défendre face à un sermon sur ces journalistes qui "veulent toujours faire la différence entre les mesures pour les ménages et celles pour les entreprises", alors même que cette "différence" est au cœur du débat politique?

Intelligents et (parfois) franchement drôles

Je ne ferai pas ici le procès de ces hauts fonctionnaires presque toujours extrêmement intelligents, souvent parfaitement courtois et parfois (mais c'est plus rare) franchement drôles. Je continuerai à tenter de les arracher à leur énorme charge de travail - l'état-major de Bercy mérite sans doute des reproches mais pas celui de compter ses heures - et les ramener au ras des pâquerettes budgétaires, à la taxe sur le gazole, au niveau d'une petite retraite.

Mais la tâche n'est pas aisée, et à en croire mes collègues de l'AFP ayant occupé le même poste avant moi, il en a toujours été ainsi, quelle que soit la couleur politique du gouvernement. La communication avec les journalistes est rarement une priorité et même le parlement, qui vote le texte, se plaint régulièrement d'être mal informé.

Incident révélateur: au début du mois dernier, alors que se multipliaient déjà les spéculations et les fuites dans les journaux, la porte-parole du secrétaire d'Etat au Budget Christian Eckert l'a quitté pour occuper la même fonction auprès du nouveau (et très médiatique) ministre de l'Economie Emmanuel Macron. Elle n'a été remplacée qu'à quelques jours de la présentation du projet de loi de finances, ce qui ne nous a pas facilité le travail.

Le ministre des Finances Michel Sapin (au centre) et le secrétaire d'Etat au Budget Christian Eckert (à gauche) avant leur audition par la commission des Finances de l'Assemblée nationale, le 1er octobre 2014 (AFP / Eric Piermont)

Voilà donc ce que je rumine, ce mercredi 1er octobre à deux heures du matin, en rafraîchissant pour la centième fois ma boîte mail dans l'espoir de voir enfin poindre un dossier de presse, que je pourrais avec mes collègues lire à tête reposée, avant que ne s'enchaînent conférence, conseil des ministres, audition à l'Assemblée nationale.

Journalistes enfermés sous bonne garde

Je me prends à rêver aux pratiques de "huis clos" dans certains pays anglo-saxons, si bien orchestrées. En Australie ou au Canada par exemple, les journalistes sont enfermés dans une pièce, sous bonne garde, avec le texte du budget et ce plusieurs heures avant la publication officielle. Le Trésor américain procède de même avec ses statistiques, avec un délai bien plus court, et en coupant la presse de tout contact électronique avec monde extérieur.

Rien de tel en France. Mercredi, l'épilogue s'est déroulé ainsi: un cafouillage nocturne dans la communication à Bercy, un mail qui arrive à la dernière minute après une nuit presque blanche, laissant tout juste le temps de préparer une flopée de dépêches avant de courir au ministère des Finances, et d'arriver (en retard) à la conférence de presse. Puis une journée à la fois exaltante et éprouvante, à tenter de décrypter, avec tous les autres services de l'agence, le fameux budget. Dont le cheminement parlementaire sera désormais suivi par l'équipe de l'AFP spécialisée.

Ah oui, dernière chose. Comme toujours ou presque, le ministre des Finances a apporté des gâteaux aux députés qui l'ont auditionné à l'heure du déjeuner. Le ministre du Budget Jérôme Cahuzac les avait à son époque régalés de prémonitoires tuiles aux amandes, avant de tomber pour cause d'évasion fiscale. Son successeur Bernard Cazeneuve, pince-sans-rire, avait apporté des financiers. Michel Sapin a choisi mercredi des croquets de Charôst, une spécialité du Berry où il a ses attaches électorales. J'apprends grâce à internet que c'est un gâteau très sec qu'il est conseillé de tremper avant dégustation, pour ne pas s'y casser les dents. Comme une journaliste sur un budget.

Aurélia End est journaliste au département économique de l'AFP à Paris, spécialisée en macro-économie.

(AFP / Jean-François Monier)