La lettre de l’assassin
OSLO, 10 septembre 2014 - Un simple coup d'œil sur le pli me suffit dorénavant à identifier l'expéditeur. A l'heure du tout-numérique, les courriers postaux envoyés au bureau de l'AFP à Oslo ne sont pas légion. Et puis, il y a cette adresse manuscrite, cette écriture toute en majuscules, propre, reconnaissable entre toutes et dont la vue me glace le sang.
En un an, j'ai reçu trois lettres d'Anders Behring Breivik, l'extrémiste de droite qui a tué 77 personnes en Norvège le 22 juillet 2011. Ce jour-là, il fait d'abord exploser une bombe près du siège du gouvernement à Oslo, puis ouvre le feu sur des jeunes travaillistes sur la désormais tristement célèbre île d'Utoeya.
Les lettres sont dactylographiées. Seules l'adresse et la signature sont écrites à la main. Elles sont volumineuses : la dernière fait dix-sept feuillets recto-verso. Cette correspondance à sens unique me vaut les sympathiques quolibets de collègues qui m'appellent le « pen pal » de l'un des pires criminels de l'histoire.
La première lettre, reçue l'an dernier, est un salmigondis interminable que je parcours, choisis de ne pas traiter et évacue très vite de mon cerveau.
La deuxième, en février, s'avère plus intéressante. L'AFP est, semble-t-il, la première à la recevoir (ce qui, je l'apprendrai plus tard, fera passablement enrager la concurrence). Breivik y recense une douzaine d'exigences, faute de quoi il menace d'observer une grève de la faim. L'une de ces demandes sort du lot: il exige une console de jeux plus moderne que celle à sa disposition en prison.
Ayant couvert l’affaire Breivik depuis le premier jour, c'est-à-dire depuis le double attentat du 22 juillet 2011, j'ai toujours été frappé par son incapacité à distinguer l'hyper-anecdotique du fondamental. Tout juste arrêté sur Utoeya où il vient de massacrer 69 personnes, des adolescents pour la plupart, et d'en traumatiser physiquement et psychologiquement des centaines d'autres, il demande aux policiers un pansement pour son index douloureux...
La vidéo de l'attentat à la camionnette piégée perpétré par Breivik à Oslo le 22 juillet 2011. Si vous ne parvenez pas à la visualiser correctement, cliquez ici.
Dans sa lettre, il réclame cette fois-ci une Playstation 3 à la place de sa PS2 en même temps qu'il soulève des questions a priori moins déplacées. Il réclame par exemple la fin de son isolement carcéral prolongé et des fouilles corporelles humiliantes auxquelles il est soumis quotidiennement alors même que tout contact avec le monde extérieur lui est interdit (une plainte qu'il avait déposée à ce sujet pour « torture grave » a, plus tard, été classée sans suite par la justice).
Ayant -implicitement- souligné le ridicule de la Playstation dans mon papier ce jour-là, je pensais m'être « privé » de toute nouvelle lettre du tueur. Jusqu'à cette nouvelle épaisse enveloppe avec la même écriture rigide et froide reçue le 5 septembre.
De sa prison où il purge la peine maximale de 21 ans prolongeables, Breivik peut correspondre avec le monde extérieur. Mais ses lettres sont passées au peigne fin par les autorités carcérales qui censurent tout ou partie des courriers pouvant s'apparenter à des appels au crime. Son quota de lettres est aussi limité par le nombre de timbres qu'il peut acheter et le nombre de photocopies qu'il peut faire avec l'indemnité financière qu'il reçoit chaque semaine.
Pourquoi alors envoyer ces courriers à l'AFP ?
Parce que, d'une minutie quasi maladive, Breivik contacte les médias par ordre alphabétique? Sa méticulosité transparaît dans le monde fantasmé qu'il décrit dans les moindres détails dans son manifeste idéologique envoyé juste avant le massacre et, plus tragiquement, dans la façon méthodique dont il abat ses victimes ce jour-là.
Parce qu'en s'adressant à une grande agence internationale, il sait que ses propos peuvent potentiellement avoir un retentissement immense? Dans ce même manifeste, il écrit que « 90% des informations mondiales proviennent de trois agences seulement: Associated Press (Etats-Unis), Reuters (GB) et l'Agence France-Presse (France) » qui, à son grand dam, « soutiennent toutes la mondialisation et le multiculturalisme ».
Ou bien est-ce parce qu'il sait qui je suis, m'ayant sans doute vu toujours à la même place au premier rang dans le prétoire pendant les dix semaines qu'a duré son procès?
« Je ne lui ai pas posé la question », me dit son avocat, que j'interroge par email. «Je présume que c'est une appréciation générale: il mélange le degré de connaissance de l'affaire des destinataires de la lettre, et par ricochet leur capacité à comprendre et à véhiculer ce qu'il écrit, avec la nature et le nombre de lecteurs que chaque journaliste peut atteindre ».
Quoi qu'il en soit, le contenu de la troisième lettre est plus délicat. Il n'est plus question de ses conditions de détention mais de politique. Sur 34 pages, il dit vouloir fonder un parti « fasciste », ce qui permettrait, selon lui, de poursuivre son combat sur le mode démocratique plutôt que par la violence.
Se pose alors la question d'en rendre compte ou pas. L'AFP a choisi de le faire en exerçant de multiples précautions: un moindre recours aux citations directement extraites de son courrier, un rappel du débat d'experts sur sa santé mentale (à son procès, il a finalement été reconnu pénalement responsable) et une contextualisation aussi large que possible.
Car le danger est évidemment d'être instrumentalisé. De lui donner une tribune susceptible de l'aider à diffuser un message qui reste haineux. De l'empêcher de tomber dans l'oubli dans lequel beaucoup, surtout en Norvège, aimeraient le voir confiné. Et, surtout, de potentiellement raviver la douleur des familles des victimes.
C’est le parti qu’ont pris la plupart des médias norvégiens. La troisième lettre de Breivik a été passée presque totalement sous silence. Le deuxième, celle de la Playstation, avait reçu un certain écho en raison de son côté tragi-comique, mais très en deçà de l’intérêt suscité en dehors du pays.
D'un autre côté, Breivik a marqué l'histoire contemporaine de la Norvège. Au-delà des frontières, ce tueur, parmi les plus sanguinaires que la planète ait connus, suscite un intérêt considérable parmi ceux qui cherchent à comprendre comment la paisible Norvège a pu enfanter un tel monstre et de quoi ce monstre est-il fait. Même si sa « conversion » (sic) aux règles du jeu démocratique arrive bien trop tard et que ses promesses de renoncement à la violence ne valent peut-être pas plus que le papier sur lesquelles elles sont couchées, un journaliste peut-il les passer sous silence? Doit-on totalement taire l'angle politique quand ce sont précisément des considérations de ce registre qui ont motivé ses crimes?
A en juger par les réactions de lecteurs, les avis semblent très tranchés. Personnellement, à ce jour, j'ignore encore la réponse.
Pierre-Henry Deshayes est correspondant de l’AFP à Oslo.