Un chamane prépare le yagé à La Calera, en Colombie, le 9 août 2014 (AFP / Eitan Abramovich)

A la recherche de la potion magique

LA CALERA (Colombie), 9 septembre 2014 – Le jour où on m’a demandé de réaliser un reportage sur le yagé, un breuvage aux propriétés hallucinogènes utilisé depuis des millénaires par les indigènes de l’Amazonie et des Andes et qui est en train de devenir un phénomène urbain, je pensais qu’il serait facile de m’en procurer quelque part à Bogotá. Mais je n’allais pas tarder à découvrir pourquoi il a fallu un livre entier à l’écrivain américain William Burroughs pour raconter sa quête du yagé en Colombie dans les années 1950.

Le yagé est une mixture à base de deux plantes : l’ayahuasca et la chacruna. Je décide donc de commencer mes investigations dans un marché aux herbes du centre de Bogotá. L’endroit n’ouvre que le soir : les végétaux qu’on vend ici sont délicats, et ont besoin de basses températures de la nuit pour rester frais. Dès que nous entrons, mon collègue vidéo Juanes Restrepo et moi, une odeur délicieuse envahit nos narines.

Le marché aux herbes médicinales Samper à Bogota, en octobre 2013 (AFP / Luis Acosta)

Nous avons de la chance : à l’intérieur du marché, une fête traditionnelle des Llanos est en cours. Les Llanos, c’est une région du nord de l’Amérique du Sud, à cheval sur la Colombie et le Venezuela dans le bassin de l’Orénoque. Les chansons typiques de cet endroit disent des choses comme : « quand je pense à toi, j’interroge les étoiles et la nostalgie me répond ».

Orojó aphrodisiaque

Les Llanos sont un pays d’élevage, et dans toute bonne fête llanera il y a de la viande rôtie et beaucoup d’hospitalité. Quelqu’un m’offre un morceau de viande, que j’accepte sans demander ce que c’est. J’ai pris cette habitude depuis que je suis arrivée en Colombie, il y a un an : goûter d’abord, demander ensuite. Sans ce principe, je n’aurais sans doute jamais essayé le borojó aphrodisiaque, le jus d’orange à l’œuf de caille cru ou encore l’infusion de fleur de cactus.

Avec un peu d’appréhension, j’avale le morceau de viande sans trop le mastiquer. Puis je pose la question et on me répond que c’est du chigüiro, une sorte de croisement de rat et de cochon. En plus, c’est une espèce en danger, un animal menacé d’extinction dans son habitat naturel… Du coup, je ne sais pas laquelle des deux sensations est la plus forte : le dégoût ou la culpabilité.

Une liane d'ayahuasca, un des composants du yagé, photographiée dans la jungle du nord-est du Pérou en 1999 (AFP / Jaime Razuri)

Après cet apéritif, je continue à chercher du yagé. Mais des commerçants m’expliquent que l’unique boutique où l’on pouvait en trouver a fermé. Deux mois plus tôt, un Britannique est mort empoisonné par du yagé dans la jungle du Putumayo, dans le sud du pays. Depuis, les contrôles ont été durcis.

Vide juridique

Le yagé en tant que tel n’est pas prohibé par la loi en Colombie. Certes, son principe actif, le DMT, qui déclenche des visions oniriques, est classé par l’ONU dans la liste des stupéfiants. Mais légiférer contre le yagé heurterait le droit des populations indigènes à célébrer leurs rites magiques ou religieux. Juridiquement, le yagé bénéficie donc d’une sorte de vide juridique.

Nous ne trouverons pas de yagé ce soir-là. J’achète une plante médicinale pour combattre un sale rhume dont je n’arrive pas à me débarrasser, et après un dernier tour de marché, nous repartons bredouilles. Mais nous avons une nouvelle piste : on nous a dit qu’on pourrait peut-être en trouver dans un marché indigène qui se tient tous les matins.

Un chamane alimente le feu sacré pendant une cérémonie de prise d'ayahuasca en Equateur, en juin 2005 (AFP / Rodrigo Buendia)

Ce marché est tenu par des habitants du Putumayo. Nous demandons à un vendeur vêtu d’un poncho noir s’il a du yagé. Mollement, il sort d’un placard un flacon rempli de liquide noir. Mais quand nous lui expliquons que nous sommes des journalistes de l’AFP en reportage, la mystérieuse bouteille disparaît de notre vue comme par magie. L’homme au poncho regarde par terre et se tait. Le yagé reste insaisissable…

La « liane de l'âme »

Pendant notre quête du yagé, nous interviewons un sociologue et un anthropologue. Tous deux nous parlent de la crise spirituelle en Occident et de la quête du sens de la vie. Grâce à ses propriétés psychoactives, le yagé permettrait d’explorer son propre inconscient. « Le chamanisme est l’art d’accéder aux régions peuplées par les esprits », nous explique le docteur Germán Zuluaga, un psychiatre qui étudie la médecine traditionnelle depuis vingt-sept ans.

Pendant mon temps libre, je lis des livres sur le yagé. Je découvre que dans la langue quechua, ayahuasca signifie « la liane des morts ». La substance est également surnommée « la liane de l’âme » ou, encore plus suggestif, « el abuelito », « le grand-père ». Comment résister à un tendre et savant grand-père qui se propose de vous hisser jusqu’à votre âme ?

Cérémonie du yagé à La Calera, en Colombie, le 9 août 2014 (AFP / Eitan Abramovich)

Pour les indigènes, le yagé est un médicament, mais aussi un outil pour diagnostiquer les maladies. Ils attribuent à la mixture le pouvoir de faire dire au corps ce qui lui arrive, un peu comme une séance de rayons-X, les radiations en moins.

« Cela sert à guérir de nombreuses maladies. A se libérer de l’égoïsme, de la colère. Le yagé rend plus patient, plus humble », nous explique Juan Martín Jamioy, un indigène de l’Amazonie à la voix suave et posée. Tout le monde l’appelle « taita », ce qui signifie « savant » ou « docteur ». Il est d’accord pour nous faire assister à une cérémonie qui se déroulera à La Calera, à côté de Bogotá. C’est une fête ouverte à tous, et les participants seront heureux de témoigner pour notre reportage. « Ce que je vais faire, c’est partager le remède de l’abuelito guérisseur spirituel et ancestral », nous explique le « taita ».

« Je vais faire le plein d’énergie ! »

Le rituel a lieu un samedi soir. Après avoir passé la journée avec le « taita » pour qu’il nous explique en détail la médecine indigène, nous embarquons dans l’autobus qui emmène les participants vers le lieu de la cérémonie. A bord règne une ambiance de voyage scolaire. Il y a des sacs de couchage, des tentes, des groupes d’étudiants rigolards, des gens de tous âges, y compris des enfants. Je voyage à côté de Miguel García, un Mexicain de 42 ans qui en est à son cinquième voyage en Colombie pour se soumettre au rituel.

« Je vais faire le plein d’énergie », se réjouit-il.

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Le bus nous laisse au bord d’un chemin. Nous gravissons un escalier de pierre, puis suivons un chemin de terre qui mène à la propriété louée pour la cérémonie. C’est la pleine lune. Un feu de bois crépite près des tentes.

Physiquement, le yagé provoque une purge très intense, qui inclut des vomissements et parfois de la diarrhée. Les effets psychiques, eux, durent entre deux et six heures, une durée qui reste relative pour la personne qui consomme la drogue car elle perd la notion du temps. Moi qui m’apprête à observer tout ça « de l’extérieur », je me demande combien de temps cela va durer.

Nausées et vomissements

Pour célébrer le rituel, le « taita » revêt un poncho à rayures et une couronne de plumes multicolore. Il n’a que 46 ans mais, habillé de la sorte, il a l’air beaucoup plus vieux. Comme un grand-père. Il commence par entonner un chant. D’abord en espagnol. « abuelito yagecito, fortalece el cuerpo y el espíritu » (« grand-père yagé renforce le corps et l’esprit »). Au fur et à mesure que la litanie se poursuit, je suis de moins en moins capable d’identifier les paroles. Petit grand-père, petit lapin, grand-père tigre, ara… Et après ça je ne comprends plus rien.

Le yagé (AFP / Eitan Abramovich)

Le « taita » commence à chanter uniquement en langue kämentsa et, à peu près au même instant, les premières personnes à avoir goûté l’épais et sombre breuvage commencent à en ressentir les effets. Le groupe se disperse. Les initiés cherchent un coin ou un hamac où s’allonger, se couvrent et ferment les yeux. D’autres déambulent à travers la maison. Certains passent un très mauvais moment. Au loin, on entend le bruit des rots, des nausées et des vomissements.

Tenter ou ne pas tenter l'expérience ?

Et je commence à me poser des questions. Comment vais-je pouvoir décrire une réalité à laquelle je ne participe pas directement ? De toute évidence, les buveurs de yagé sont plongés dans un état second. Est-il possible que tout ce qui se passe en ce moment échappe complètement à ma perception ? C’est comme si je devais écrire une critique de film sans l’avoir vu moi-même, en me basant uniquement sur les descriptions rapportées par les spectateurs. Pour documenter correctement mon reportage, ne devrais-je pas, moi aussi, tenter directement l’expérience du yagé ?

Non, je suis bien là où je suis, extérieure à la scène. Le « dépaysement anthropologique » est un excellent outil journalistique, mieux vaut s’y cantonner.

Des buveurs de yagé se rassemblent autour du feu à La Calera, en Colombie, le 9 août 2014 (AFP / Eitan Abramovich)

Je regarde à nouveau le chamane et je me rappelle le temps où, étudiante, je lisais Claude Lévi-Strauss et d’autres anthropologues qui voyageaient loin de leurs pays pour comprendre la logique de situations qui, à première vue, n’avaient ni queue ni tête. Je pense beaucoup à l’anthropologie depuis que je suis arrivée en Colombie. A bien des égards, les règles de base de l’ethnologue sont très similaires à celles du correspondant étranger : parler la langue locale, éviter de trop fréquenter les autres expatriés et, surtout, garder ses distances avec le pays où l’on se trouve. Devenir trop « local », c’est se priver du sens de la perspective indispensable pour raconter des histoires qui intéressent les médias internationaux.

« Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas ? »

Je me résigne : « je suis à ma place : je regarde un groupe d’inconnus effectuer un voyage intérieur que je ne peux pas voir moi-même ».

Et là, à nouveau, je suis titillée par la tentation de goûter au yagé. Je me rappelle de David Foster Wallace, un écrivain et journaliste dont chaque article était écrit avec une telle sensibilité qu’il ressemblait à une étude ethnographique. Qu’ils aient trait à l’industrie de la pornographie ou à une foire au homard dans le Maine, ses reportages étaient toujours un voyage, une coupe anatomique qui permettait au lecteur de « voir » le sujet de l’intérieur.

(AFP / Eitan Abramovich)

Un de ses livres les plus drôles a pour titre Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas. A l’occasion d’une croisière de luxe dans les Caraïbes, l’auteur découvre le monde du « tout inclus à bord ».

Et si le yagé était aussi un truc soi-disant super auquel on ne me reprendrait pas ?

Je regarde le chamane qui sourit et me dit : « tu veux goûter ? »

J’hésite. Puis je me rappelle qu’il est nécessaire, avant de prendre du yagé, d’observer un régime strict excluant la viande, le lait et l’alcool.

« Non merci, taita ».

Je savais que j’allais regretter d’avoir mangé ce morceau de chiguïro rôti.

Enroulé dans une couverture sur le sol, un homme subit les effets du yagé (AFP / Eitan Abramovich)

Ariela Navarro est correspondante de l’AFP à Bogota.