Gangsters sans image
TEGUCIGALPA, 24 juin 2014 – Vus de près, les membres de la Pandilla 18 ont l’air très polis, et même affectueux. Ils ne disent même pas de gros mots. On a du mal à croire qu’on se trouve en présence de détenus appartenant à un des gangs les plus sanguinaires du Honduras et d’Amérique centrale.
Ils sont 250 membres prisonniers. La majorité sont très jeunes, même si certains commencent à grisonner. Tous ont le corps couvert de tatouages, leur signe distinctif. Certains en ont même sur le visage. Et tous portent des vêtements amples et des tennis Nike. Ils s’entassent dans le bloc « Escorpión » du pénitencier Nacional situé à vingt kilomètres au nord de la capitale Tegucigalpa. Cet établissement prévu pour 1.700 détenus en compte plus de 3.500, une situation habituelle dans les prisons du Honduras et d’autres pays d’Amérique latine.
Le bloc « Escorpión » (« scorpion » en espagnol) est séparé du reste du pénitencier, où sont aussi enfermés quelque 200 membres du gang rival Mara Salvatrucha (MS-13) ainsi que des prisonniers ordinaires.
« Où allez-vous ? » s’enquiert un policier qui semble angoissé par ma présence.
« A Escorpión ».
« Escorpión ? » répète-t-il, stupéfait et réticent.
Car qui peut avoir envie d’aller dans cet endroit ? Les gangs, principalement la Pandilla 18 et MS-13, contribuent largement à la première place mondiale qu’occupe le Honduras pour ce qui est du taux d’homicides (79 pour 100.000 habitants). Selon les autorités, les « maras » ou « pandillas » ont des liens étroits avec les cartels de narcotrafiquants. Elles pratiquent le vol à main armée, l’enlèvement, l’assassinat à gages et se financent en prélevant un « impôt » sur la population et les entreprises du pays.
Mais moi, je me sens parfaitement en sécurité. Mon chaperon pour visiter la prison est une militante des droits de l’homme bien connue, une personne de confiance. Avec elle, je ne risque rien.
Nous pénétrons dans le bloc de la « pandilla » et le gardien referme bruyamment la porte à clé derrière nous. A l’intérieur, nous sommes accueillis par un membre du gang qui nous serre la main, un brin obséquieux.
Nous avançons le long d’un couloir d’une centaine de mètres de long. Un des murs est recouvert de graffitis à la valeur artistique indéniable. Certains montrent des membres de la Pandilla 18 faisant des signes de la main, d’autres un tireur mitraillant une voiture, d’autres encore des femmes dans des positions osées, mais pas trop. Sans oublier un Christ dans les bras de la Vierge Marie.
Mon collègue, le photographe Orlando Sierra, n’a pas eu le droit d’entrer avec ses appareils. La reporter vidéo Nincy Perdomo s’est également vu interdire de filmer. Je me résigne à ce que mon reportage ne soit pas illustré. Nous devrons utiliser des photos d’archives.
Nous sommes reçus par Norlin, un des chefs de la bande. Il y a quelque mois, il a reçu une balle dans la tête à l’intérieur-même de la prison, mais il s’en est tiré miraculeusement. Son crâne porte d’évidentes cicatrices, mais il s’exprime avec lucidité. Nous lui expliquons le but de notre présence : réaliser un reportage sur le match de football entre le Honduras et la France au Mondial 2014 vu depuis la geôle où croupissent les membres de « la 18 ».
Norlin est pessimiste. « Les gens sont plus intéressés par les visites. Le match, ils s’en fichent », nous dit-il. Bien sûr, car nous sommes un dimanche. Tous les prisonniers attendent d’aller au parloir pour rencontrer leurs proches. En fait, seuls cinq détenus et trois policiers s’intéressent à la partie, diffusée sur un téléviseur dans un petit salon à l’entrée du bloc. Norlin préférerait qu’on l’aide à publier un communiqué dans lequel le gang nie être l’auteur d’un massacre de dix-sept enfants à San Pedro Sula, une ville du nord du pays infestée par les « maras ». Trois membres de la Pandilla 18 ont été arrêtés pour ce crime qui a horrifié les honduriens, pourtant bien habitués aux pires violences.
Dans son communiqué, le gang affirme que plusieurs de ses membres ont été arrêtés, torturés et assassinés par des malfaiteurs appartenant à des factions rivales infiltrés au sein des forces de sécurité, et demande une enquête sur ces faits. Après m’avoir remis ce document, Norlin s’excuse : il doit rejoindre sa famille au parloir. Il me laisse regarder le match avec les quelques spectateurs.
Quelques minutes plus tard, un des lieutenants de Norlin vient à ma rencontre. Il me conduit le long d’une coursive. Quelque part, une sono crache une bachata tonitruante. La pluie cogne contre le toit en zinc. Sur les côtés, dans d’étroits boxes dissimulés derrière des rideaux miteux en plastique ou en toile, les détenus reçoivent leurs femmes et leurs enfants.
Nous montons le long d’un étroit escalier jusqu’à une salle de billard où une trentaine de gangsters, pour la plupart des jeunes, suivent le match France-Honduras sur un écran plasma de taille moyenne. Ils n’ont pas l’air très gai... Mais ils me reçoivent avec courtoisie et me cèdent une chaise en plastique située au premier rang pour que je puisse suivre la rencontre.
« On va se prendre 3-0 », prédit l’un.
« Tant que ce n’est pas pire que 3-0 », répond un autre.
Au final, c’est le premier qui a raison. En cours de match, quand la débandade de la sélection hondurienne est devenue évidente, plusieurs détenus se retirent pour aller jouer au billard.
Moi aussi, je me sens vaincu. Mais moins en raison du résultat du match que parce que nous sommes privés d’images de ces instants.
Sur les photos d’archives, que nous publions sur cette page, on peut voir des membres du gang menottés, couchés par terre, dépouillés de leurs vêtements par les forces de sécurité afin que l’objectif du photographe capte bien les tatouages, qui symbolisent leur statut de criminels.
Je repars avec la gorge serrée. Car ce jour-là, nous avons manqué une occasion de les montrer tels qu’ils sont réellement : des garçons sans avenir, réduits au désespoir par la pauvreté extrême et la violence, et qui sont très vite confrontés à un choix diabolique : adhérer à un gang ou mourir. Pas de réhabilitation possible pour eux. Lorsqu’ils sortiront de prison, le plus probable est qu’ils se transformeront en chair à canon pour les escadrons de la mort. Un des détenus me l'a dit: « Nous sommes les déchets de la société ».
Noé Leiva est correspondant de l’AFP au Honduras.