Des journalistes tentent de "door-stepper" le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif pendant des négociations sur le nucléaire dans un hôtel de Vienne, le 20 juin 2014 (AFP / Dieter Nagl)

Le « door-stepping » : un sport à risques

VIENNE, 25 juin 2014 – Nous sommes à Vienne, où se déroule en ce mois de juin un nouveau round des interminables négociations sur le nucléaire iranien. Un enjeu de taille, puisqu’il s’agit, affirment les six puissances qui négocient avec Téhéran (Allemagne, Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni et Russie) de garantir que l’Iran ne prépare pas la bombe atomique.

Pour importantes qu’elles soient, ces négociations sont difficiles, et même presque impossibles à couvrir par les médias, du fait de leur caractère ultra-secret et ultra-sensible.

Dans ces conditions, que faire ? Attendre les hypothétiques points de presse qui suivront les pourparlers, au risque de véhiculer un discours « langue de bois » ? S’en remettre aux « experts » et autres « analystes », mais sont-ils bien au fait des derniers développements?

Une des solutions retenues par les médias est le « door-stepping », (en français « faire les couloirs », ou « faire le siège »,  ou encore « interroger des personnalités à l’arrache, sans préavis », le terme n’est pas facile à traduire). Une technique totalement empirique et aléatoire. Un art disent certains. Une activité souvent physique et non sans risques, selon d’autres.

Les forces de l'ordre repoussent une meute de "door-steppers" pendant le 6ème sommet de l'Organisation de la conférence islamique à Dakar, en décembre 1991 (AFP / François Rojon)

Physique ? Certainement. Les journalistes iraniennes envoyées dans la capitale autrichienne devaient le savoir, car toutes portaient des chaussures de sport, basket ou tennis, qu’on voyait évoluer sous l’obligatoire tchador…

De fait, le « door-stepping » ne consiste pas seulement à attendre à la porte d’une réunion où la presse est proscrite, puis de tendre le micro au bon moment. Ainsi à Vienne, où les « door-steppers » doivent à tout moment s’élancer comme pour un 100 mètres (en laissant si possible sur place tous les collègues) et poursuivre leur proie – chef de délégation ou haut diplomate-jusqu’à ce qu’elle accepte de prononcer quelques mots.

Le terrain de chasse préféré pour ces négociations iraniennes est le Palais Coburg, imposant palace 19ème construit sur les ruines des fortifications de la ville impériale. Pendant toute la semaine que durent les pourparlers, les « door-steppers » prennent leur quartier dans le hall.

Une journaliste iranienne tente de "door-stepper" un membre de la délégation de son pays pendant des pourparlers sur le nucléaire à Vienne, en juin 2014 (AFP / Michel Sailhan)

Les dirigeants de l’hôtel nous tolèrent plus qu’ils nous accueillent. Il y a parmi nous quatre ou cinq Russes, autant de Chinois, une dizaine d’Iraniens, un envoyé spécial du Wall Street Journal, un autre de Voice of America, des Allemands, des Français, des journalistes de la BBC et des reporters texte ou vidéo des agences de presse internationales, dont l’AFP. Dès le début, nous prenons possession des fauteuils et tables basses, tendons des rallonges électriques et monopolisons toutes les prises de courant puisqu’il faut bien recharger les tablettes et portables…  Le tout sous le regard désapprobateur des hôtesses d’accueil, soudain dépossédées de leur lieu de travail.

Remakes fastidieux du Désert des Tartares

Face à cette intrusion médiatique, la direction de l’hôtel a cependant fixé une règle: interdiction absolue aux journalistes de pratiquer la chasse aux officiels au-delà du hall. Impossible donc de poursuivre un chef de délégation dans le salon attenant à la réception, dont l’accès reste en permanence surveillé par un agent de sécurité à l’imposante stature. 

Dans le hall, une routine de travail s’installe, avec ses moments d’excitation et de nombreux remakes fastidieux du Désert des Tartares.

On voit parfois une journaliste iranienne s’élancer, tchador au vent, vers un compatriote, délégué ou ambassadeur. Elle est vite rejointe par trois, puis cinq collègues, qui tendent leurs micros, ajustent leur caméra, sans cesser de courir (car le responsable tente de fuir), du hall jusqu’à la porte d’entrée de l’hôtel, de l’entrée à la rue adjacente. Acceptera-t-il finalement de parler, sur les derniers mètres ?

"Door-steppeurs" au repos dans le centre de conférences des Nations unies à Addis Abeba, pendant un sommet de l'Union africaine en février 2008 (AFP / Jose Cendon)

Un peu plus tard, c’est un groupe d’officiels chinois qui entre dans le hall. Les journalistes du même pays se précipitent à leur tour. 

Les médias des autres nationalités ne quittent pas leur fauteuil. Car c’est un peu la loi du genre dans le « door-stepping » international. Les Chinois parlent aux Chinois, les Russes aux Russes. Si un délégué lâche quelques mots, il le fait dans sa langue maternelle, avec des tournures qui échappent aux étrangers. A la question « est-ce que les choses avancent ? », il vous répond « Nous commençons à rédiger » (un accord ?). Ce qui semble une information capitale, jusqu’à ce qu’un autre délégué lâche qu’ils ont commencé à écrire…. « le titre » d’un texte commun.

Exégèse du soupir ministériel

Vautrés des jours durant dans les fauteuils du Coburg Palace, nous nous remémorons les planques journalistiques célèbres, les moments les plus mémorables du « door-stepping » : ainsi, qui n’a pas entendu parler de Cheikh Yamani, le ministre saoudien du pétrole qui dans les années 1980 faisait bouger les marchés par un mot ou un soupir dont la presse spécialisée tentait l’exégèse ?

Et dans ce va et vient d’officiels, beaucoup de choses nous échappent : certains délégués entrent ou sortent de l’hôtel avec des valises. Sont-elles pleines de documents ? Que font-ils au Coburg ? Y tiennent-ils uniquement des réunions ? Dînent-ils ? Dorment-ils ? Mystère. « Je ne sais pas quoi mettre dans mon commentaire », s’amuse un reporter TV. « Est-ce que je dois écrire que les délégués arrivent ou qu’ils partent ? »

La personnalité la plus "door-steppée" de tous les temps: le ministre saoudien du pétrole Sheikh Ahmed Zaki Yamani (ici en février 1974 à Tokyo) qui faisait bouger les marchés par un mot ou un soupir dont la presse tentait l'exégèse (AFP)

« Le minibus des Américains vient de se garer devant l’hôtel, mais pas à sa place habituelle… Je me demande ce que ça veut dire… », ironise un peu plus tard une pigiste vénézuélienne en contrat avec la chaîne chinoise CCTV.

Autre mystère : certains délégués ne lâchent rien à la presse, alors que d’autres semblent attendre le premier moment venu pour vider leur sac. « La situation est préoccupante, les Iraniens ne lâchent rien », m’explique le chef d’une délégation. Off, bien entendu. Mais l’info est là.

« Je vous offre la possibilité d’avoir votre nom dans le Daily Mail ! »

Je note un peu plus tard que ce genre de petit miracle ne se produit jamais quand les journalistes se mettent à plusieurs pour interroger une personnalité. Le « door-stepping » se pratique en solo. Un art disent certains. Un art et beaucoup de baraka, disent d’autres.

J’ai vu à Londres des journalistes user de stratagèmes sophistiqués pour interroger les voisins d’une maison occupée par des « terroristes présumés ». Un journaliste frappait aux portes et montrait son journal en disant : « Je vous offre la possibilité d’avoir votre nom dans le Daily Mail ! ». Et on le sait, d’autres proposaient de l’argent.

Tentative de "door-stepping" du Premier ministre pakistanais Yousouf Raza Gilani après une rencontre avec son homologue indien Manmohan Singh pendant un sommet du Mouvement des non-alignés à Sharm El-Sheikh, en juillet 2009 (AFP / Khaled Desouki)

Jeudi 19 : Le chef de la délégation française, Nicolas de Rivière, entre à grands pas dans l’hôtel. Il est immédiatement pris en chasse par cinq journalistes, dont un reporter d’images chinois qui avance à reculons, pour filmer de face le diplomate. Et comme il lui manque un œil dans le dos, le journaliste percute un vase en polyester de près de deux mètres de haut, qui bascule avec fracas, projetant sur le sol un flot de granulés orange…

Le diplomate en profite pour disparaître en lançant : « Bon maintenant vous savez ce qui vous reste à faire, il faut réparer ça ! »

Jeudi 19, plus tard : Nous sommes fatigués. Trop d’attente pour trop peu de résultats. Les journalistes britanniques sont les premiers à râler parce qu'ils ont loupé la première mi-temps du match Angleterre-Uruguay : la délégation de leur pays a eu l’idée étrange d'organiser un briefing (off) pour la presse juste au moment de la rencontre !

Le président vénézuélien Hugo Chávez, est massivement "door-steppé" à son arrivée au Sommet des Amériques à Port of Spain, en avril 2009 (AFP / Yuri Cortez)

Le correspondant du Wall Street Journal espère lui que tout sera fini tôt vendredi, et qu’il aura le temps de faire des musées. Tout le monde caresse l'espoir que les discussions se termineront ce jeudi soir. La question –à quand la fin des discussions ? - finit par nous obséder tous, au point qu’elle est la première, voire la seule, qui est maintenant posée aux délégués …

Vendredi 20 : Fin des négociations. Elles reprendront le 2 juillet.

Les « door-steppers » seront de retour. Ils pourront se reporter avec profit aux conseils prodigués par la BBC, qui les met en garde contre les dangers éventuels de l’exercice (risques « d’attaque physique avec des armes, par des gens, par des chiens »), et leur conseille de conserver un profil bas lorsqu’ils tendent leur micro dans des situations de grande tension. 

Le door-stepping « peut être vécu comme un acte d’agression auquel peut être opposé une réponse violente, et cette pratique est considérée généralement comme à hauts risques parce que vous ne savez pas toujours ce qui vous attend », ajoute la BBC.

"Door-stepping" du ministre irakien du Pétrole Hussain Al-Shahristani pendant un sommet de l'OPEP à Luanda, en décembre 2009 (AFP / Stéphane de Sakutin)

Michel Sailhan est l'un des journalistes chargés des blogs de l'AFP à Paris.