Un rebelle pro-russe pose à un poste de contrôle à Slaviansk, le 10 mai 2014 (AFP / Vasily Maximov)

Je n'avais jamais vu la guerre

SLAVIANSK (Ukraine), 19 mai 2014 - Avant de partir trois semaines couvrir les tensions dans l'Est de l'Ukraine entre l'armée et les rebelles pro-russes, je n'avais jamais couvert de conflit.

Etrangement, les explosions qui font trembler les murs de ma chambre d'hôtel en pleine nuit, le poids du casque et du gilet pare-balles, le bruit assourdissant des balles qui sifflent près de mes oreilles, la tension, la violence… Rien ne me surprend vraiment.

Comme tout le monde, j'ai vu des films, lu des livres sur le sujet. Et avant de partir, des amis plus expérimentés, reporters de guerre pour certains, m'ont abreuvé de conseils. L'AFP m'a également fait suivre, en février, une solide formation pour journaliste en environnement hostile. Elle m'a appris les bases, les réflexes à adopter lorsque je suis en reportage en milieu à risques. Tout cela n’enlève rien au poids des choses. Mais du coup, lorsqu'elles me tombent dessus, je l’accepte, presque avec résignation: je m'y attendais.

Un soldat des forces spéciales ukrainiennes prend position sur une barricade pro-russe abandonnée près de Slavyansk, le 24 avril 2014 (AFP / Kirill Kudryavtsev)

Mais ce à quoi rien ni personne ne m'a préparée, ce sont ces moments de grâce qui triomphent, entre deux épisodes de violence.

Comme ce moment à un poste de contrôle où la tension est à son comble: des habitants pro-russes hurlent sur des soldats ukrainiens qui montent la garde. « Traîtres! »

Les soldats, visage impassible, maintiennent leur position.

Avec mes collègues, le vidéaste Paul Gypteau et le reporter texte Max Delany, nous allons les voir, nous nous faisons discrets; nous savons que nous marchons sur des œufs, les soldats sont nerveux.

Et là, un soldat s'avance vers moi. Je me dis que c'est fichu, que nous devons arrêter de filmer et qu'il va nous demander de partir.

En réalité, il vient déposer un chaste baiser sur ma joue, comme un collégien: il veut seulement pouvoir dire à sa mère qu'il a « embrassé une fille française »...

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Quelques minutes plus tard, des véhicules de l'armée ukrainienne arrivent. Les habitants, des personnes âgées pour la plupart, tentent de les arrêter à mains nues. Des coups de feu sont tirés en l'air, à quelques mètres de nous. La magie est rompue.

Je pensais qu'être sur un terrain de conflit, c'était vivre dans une tension permanente, sept jours sur sept. En réalité, aux brefs moments de violence succèdent de longues plages d'accalmie. Chacun reprend ses habitudes, la vie continue.

Parfois, hostilité et normalité se côtoient, dans un curieux mélange.

Comme à ce poste de contrôle où des rebelles tentent de nous confisquer un gilet pare-balles. Nous parvenons finalement à les convaincre de nous le laisser. Tout au long des négociations, les insurgés me proposent du thé, du café, m'offrent des chocolats. Ils ont beau tenter de me détrousser, ils restent civilisés.

Un rebelle pro-russe monte la garde à un poste de contrôle à Slaviansk, le 15 mai 2014 (AFP / Vasily Maximov)

D'ailleurs aux points de contrôle, côté insurgés comme côté soldats, je reçois souvent des friandises, des mains même des hommes armés jusqu'aux dents qui vérifient mes papiers, fouillent le coffre de la voiture. Des gestes candides qui font un peu baisser la tension.

Autre présent inattendu: lors de mon premier jour à Slaviansk, bastion des insurgés encerclé par l'armée où je passe une semaine en compagnie de mon collègue du texte Bertrand de Saisset et du photographe Vasily Maximov, un habitant m'offre une douille d'AK47. « Souvenir », me dit-il en souriant.

Mais hélas, parfois la violence se rappelle brutalement à nous.

Je me souviens, le jour de la Fête de la Victoire le 9 mai, avoir été émerveillée de voir tous ces gamins gambader à Slaviansk, au milieu des chars paradés par les insurgés, fleurs et fusils à la main. Je me suis rendue compte que j'en croisais assez peu d'ordinaire. Les enfants sont une vision rare en zone de conflit. Les écoles sont fermées, les parents les ont envoyés ailleurs pour les protéger.

Un rebelle pro-russe pose avec un enfant à Kostyantynivka, dans l'est de l'Ukraine, le 28 avril 2014 (AFP / Vasily Maximov)

L'après-midi même, après la parade militaire, mon collègue Bertrand de Saisset et moi faisons un tour dans la ville, pour voir s’il y a quelque chose à couvrir, une histoire à raconter. Nous tombons sur des gens du coin, près d’un bac à sable. Ils nous invitent à partager une bière, des chips avec eux, leurs enfants jouent à côté.

Je ne parlais pas un mot de russe avant de venir, et je ne baragouine que les quelques mots et gros mots d’usage après quelques semaines. Mais je me sens acceptée, nous discutons avec les mains, avec l'aide de mon collègue qui parle couramment russe. Nous échangeons des tranches de nos vies respectives, si différentes.

Et puis l’une des femmes reçoit un coup de fil.

Son visage s'assombrit, le rideau tombe: un garçon d’environ 12 ans s’est fait tirer dessus, à quelques pas de mon hôtel, au beau milieu de l'après-midi.

Funérailles d'un activiste pro-russe tué pat balles à Krasnoarmeysk, le 13 mai 2014 (AFP / Fabio Bucciarelli)

Alors nous repartons, la mort dans l’âme. Il faut nous rapprocher, vérifier l’histoire.

Nous avions presque oublié que nous étions dans une ville assiégée; le conflit a fini par nous rattraper. On ne court pas plus vite que les balles, par moments.

Pour ma part, la chance ne m’abandonne pas. Un beau jour, Avec mon collègue Max Delany, nous sommes pris dans un échange de tirs croisés entre l'armée ukrainienne et des insurgés, près d'un poste de contrôle à la sortie de Slaviansk. Les balles sifflent près de nous. Ils nous faut courir, en dépit du poids du gilet pare-balles, de la caméra pour moi, nous abriter derrière des murets, nous jeter par terre à chaque détonation, tenter de sortir de là.

Pendant que je cours, mon micro se débranche, sans que je le remarque, trop occupée à trouver un endroit où me réfugier. Ce n'est qu'en visionnant mes images, plus tard, que je découvre qu'elles sont muettes. Frustrant.

Mais sur le coup, je n'ai pas le temps de m'en rendre compte. Des personnes ont été touchées à quelques mètres de nous à peine.

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Dans ces moments-là, le temps s'accélère et ralentit tout à la fois, juste assez longtemps pour que des scènes d'une violence extrême se gravent dans mon cerveau. Un homme touché aux jambes gisant dans son sang, au beau milieu des tirs. Il lève les bras, sans doute pour appeler à l'aide, mais impossible de le secourir sans se prendre une balle soi-même.

Le sentiment d'impuissance est terrible. J’apprendrai plus tard qu'il a succombé à ses blessures.

Un autre homme a été touché dans sa voiture. Mon collègue et moi aidons à le traîner à l'abri sur le bas-côté. Mais il décède quelques minutes plus tard, à moins qu'il n’ait déjà été mort.

Poste de contrôle de l'armée ukrainienne près d'Izum, dans la région de Donestsk, le 15 mai 2014 (AFP / Genya Savilov)

Plus tard, je discute avec une journaliste qui a également côtoyé des tirs d'un peu trop près. Elle m’explique que ce moment a été décisif pour elle. Qu'elle ne repartira plus jamais faire ce genre de reportage.

De mon côté, même lorsque je cours pour éviter les balles, pas un moment je ne remets en question ma présence dans ce pays, ma profession. J'ignore pourquoi.

Dans ma tête, au beau milieu du chaos, mes pensées sont étonnamment claires, calmes. Je crois qu'avant même de partir, j'avais accepté la possibilité d'être blessée ou pire.

Au fond, le plus dur pour moi n’est pas de risquer ma vie. Bien sûr, je suis tendue quand je me rends sur le front des combats, quasi quotidiennement à Slaviansk. Un jour, nous passons près d'une roquette tombée au sol qui, miraculeusement, n'a pas explosé.

Mais le plus éprouvant, ce n'est pas cela.

Un rebelle pro-russe guette à un poste de contrôle près de Slavyansk, le 30 avril 2014 (AFP / Vasily Maximov)

Avec mes collègues, nous rencontrons des personnages attachants. Un rebelle surnommé « le Tchétchène », arborant un tatouage de Sioux sur l’épaule. Un soldat ukrainien au sourire tellement juvénile. Un insurgé avec qui nous partageons un fou rire improbable au beau milieu d'une interview. Un autre au physique imposant, kalachnikov à la main, qui jure qu'il ne me tirera jamais dessus.

Et puis parfois nous apprenons le lendemain, ou quelques jours plus tard, que leur poste a été attaqué, qu’il y a eu des morts, des blessés. On se prend à se demander s’ils en font partie.

D’un coup la mort a potentiellement un visage, un sourire disparu pour toujours. Ça fait réfléchir.

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Avec mes collègues, nous nous efforçons de ne pas juger, de ne pas prendre partie. A force de côtoyer rebelles et soldats, j'ai souvent l’impression qu’ils ne savent pas toujours ce qu’ils font, ni pourquoi ils se battent. La situation en serait presque comique, si tous ces gens n’avaient pas une kalachnikov en bandoulière.

Dans ce genre de mission, l'entente avec les autres reporters avec qui nous travaillons est essentielle. Je garde de très beaux souvenirs de complicité partagée avec des collègues et confrères, de tous âges, de tous pays. Une fraternité naturelle dans l’adversité. Notamment ce moment où, rentrés de Slaviansk avec le reporter Bertrand de Saisset, nous dînons à Donetsk. Des feux d'artifice explosent soudain dans le ciel. Nous sursautons tous les deux, tendus, puis nous nous regardons, sourire aux lèvres.

Un rebelle pro-russe pendant la parade du Jour de la victoire à Donetsk, le 9 mai 2014 (AFP / Genya Savilov)

Il faudra sans doute un moment avant que nous arrêtions de prendre pétards et feux d'artifice pour des explosions de mortiers.

Bien sûr, il y a des scènes, des visions violentes qui me hantent et ne partiront jamais.

Avant cette mission, j'avais déjà couvert le typhon Haiyan aux Philippines, qui avait fait plusieurs milliers de morts. En tant que reporter, on avance, on accumule des souvenirs. Chacun a sa limite, et il faut être assez fort pour avoir la sagesse de sentir quand on la frôle.

La puissance des souvenirs heureux, de ces moments de grâce… Pour moi, malgré la mort, la violence, c’est la preuve que la vie triomphe, malgré tout. Pour l'instant, plus que jamais, je veux continuer à aller témoigner du courage de ceux qui se battent au quotidien pour mener une vie normale, dans des circonstances qui ne le sont pas.

La journaliste Agnès Bun dans l'est de l'Ukraine (photo: Roman Pilipey)

Agnès Bun est une reporter vidéo de l'AFP basée à Hong Kong.

Agnès Bun