Je n'arrivais pas à lui donner un âge
PARIS, 14 mai 2014 – J’ai pris cette photo de Camille Lepage en février dernier à Damara, à 70 kilomètres au nord de Bangui. C’était une dure journée. Nous étions partis à la recherche des anti-balaka, la milice principalement composée de chrétiens qui s’était violemment affrontée avec des soldats tchadiens quelques jours plus tôt à cet endroit. Sur la route, nous avons franchi une multitude de checkpoints dans une atmosphère très tendue. Les miliciens, armés de grenades, de kalachnikovs et de lance-roquettes, étaient hostiles à notre présence. C’était, peut-être, le même genre de situation que celle qui, trois mois plus tard, allait être fatale à Camille…
Je l’avais déjà croisée en Centrafrique en décembre 2013 mais ce jour-là, c’était la première fois que nous travaillions ensemble. C’est elle qui avait demandé à m’accompagner à Damara. Elle était freelance, ses moyens étaient limités. J’ai tout de suite accepté de la prendre avec nous dans la voiture. Quand on est en zone de guerre, on ne la joue pas perso.
Au milieu de la guerre, le burlesque
A la fin de cette journée extrêmement tendue, nous sommes rentrés à Bangui et nous avons cherché le moyen de décompresser. C’est là que nous avons vécu ensemble une de ces situations surréalistes, burlesques, qui ponctuent immanquablement toute couverture d’un conflit: nous sommes allés dans un bar et nous avons dansé et bu pour nous remettre de la journée.
Un reporter de guerre vit souvent ce genre de scènes. Assister à une fusillade ou se faire menacer de mort le matin puis, le soir, se retrouver à boire une bière en terrasse, à faire la queue à la caisse du supermarché pour acheter son dîner, ou dans d’autres situations totalement banales de la vie quotidienne. Après cette expédition dangereuse à Damara suivie de cette étrange soirée dansante, Camille et moi avons retravaillé ensemble à plusieurs reprises. On s’entendait bien, on travaillait de la même façon, on ne se gênait pas l’un l’autre. De Camille, je ne voulais garder que les souvenirs, extrêmement forts, de ces moments de décompression après le danger. Mais en apprenant les circonstances de sa mort, ce sont au contraire tous les moments difficiles, souvent effrayants, qui m’ont hélas submergé.
Camille était une fille à poigne. J’ai pris cette autre photo d’elle dans un véhicule de l’avant blindé de la police congolaise. La mission des policiers, ce jour-là, consistait à démanteler les nombreux postes de contrôle des anti-balaka dans un quartier de Bangui. « Vous pouvez venir avec nous », nous ont-ils dit. « Mais il va falloir avoir du courage ».
Du courage, il en fallait. Nous nous sommes retrouvés en pleine bataille. Les miliciens ont balancé des grenades sur notre blindé. J’étais moi-même réticent à accompagner les policiers congolais au départ. Camille, elle, n’a pas hésité une seconde. Son courage était impressionnant.
Mais elle n’était pas une tête brûlée. En Centrafrique, j’ai vu de jeunes freelance débarquer sans le moindre équipement de protection. Ce n’était pas son cas. Elle avait son casque et son gilet pare-balles comme nous. Elle vivait au Soudan du Sud depuis longtemps, elle avait l’expérience des zones de conflit ainsi que le sens du danger. Elle ne prenait aucun risque inutile. Elle était très mûre pour ses vingt-six ans. C’est la raison pour laquelle, pendant longtemps, je n’ai pas réussi à lui donner un âge…
Pour le freelance, le risque augmente avec la durée
Mais évidemment, contrairement aux envoyés spéciaux des grandes agences qui travaillent par rotation, les freelances doivent rester plus longtemps sur place pour espérer rentabiliser leur séjour, en racontant le plus d’histoires possible. Même s’ils ne prennent pas plus de risques que nous, la probabilité d’être victimes d’une mésaventure quelconque est pour eux plus élevée, puisque le risque auquel ils sont confrontés augmente avec la durée.
Je prends rarement des photos de mes collègues pendant un reportage. Et lorsque je le fais, je ne conserve presque jamais les images. Je suis superstitieux. Quand j’ai un collègue dans mon viseur et que j’appuie sur le déclencheur, je me dis toujours : « pourvu que cette image ne serve pas à illustrer sa nécrologie ». C’est pourquoi je n’ai retrouvé que ces deux photos de Camille Lepage. Pour une raison que j’ignore, elles ont échappé aux destructions systématiques auxquelles je me livre quand je rentre de mission. Et elles ont matérialisé, trois mois plus tard, mon terrible pressentiment.
Fred Dufour est un photojournaliste de l'AFP basé à Paris.
Camille Lepage, qui s'était installée au Soudan du Sud, avait vendu plusieurs de ses photos à l'AFP en 2012 et 2013. En voici une sélection.