« Tiens, encore un naufragé... »
MAJURO, 11 févr. 2014 – Les récits de naufragés qui survivent miraculeusement après avoir dérivé pendant des mois à travers l’océan Pacifique font toujours grand bruit dans le monde. Mais ici, aux îles Marshall, elles sont généralement accueillies avec indifférence. Il faut dire qu’il se passe rarement une année sans que quelqu’un s’échoue sur nos côtes avec une histoire extrême à raconter.
Le 31 janvier, j’ai fait découvrir au monde l’odyssée stupéfiante du Salvadorien José Salvador Alvarenga. Ce pêcheur de 37 ans avait débarqué un beau jour dans l’atoll isolé d’Ebon, aux îles Marshall, après avoir dérivé pendant 12.500 kilomètres depuis le Mexique à bord d’un petit bateau de sept mètres en panne de moteur. Il a affirmé avoir survécu à cette odyssée de treize mois en mangeant des oiseaux marins et en buvant de l’eau de pluie, son urine et du sang de tortue. Il n’est pas le premier. En 2006, trois pêcheurs mexicains avaient été secourus par un chalutier des îles Marshall après avoir erré pendant neuf mois en mer à bord d’un rafiot sans toit.
Les Kiribati, l’Etat archipélagique situé juste au sud des îles Marshall, produisent un nombre étonnant de naufragés. Très souvent, des habitants des Kiribati naviguant d’un atoll à un autre tombent en panne de moteur, perdent leur chemin ou sont repoussés par des tempêtes et dérivent pendant des semaines ou des mois. Bien sûr, beaucoup disparaissent à jamais.
Mais quelques uns parviennent jusqu’aux îles Marshall à bord de leurs petits bateaux, parfois à l’article de la mort, parfois en relativement bonne santé. Tous ont des histoires incroyables à raconter et, en général, ces histoires sont vraies. Tous les récits de naufragés se ressemblent. Tous ont attrapé des tortues, des requins et des oiseaux pour s’alimenter.
Mon histoire de naufragé préférée est celle de Temaei Tontaake et d’Uein Buranibwe, deux habitants de l’atoll Marakei, aux Kiribati. En 2011, ils se perdent en mer à cause d’une panne de GPS pendant une traversée de 50 miles nautiques entre deux îles. Ils dérivent pendant trente-trois jours avant de toucher une terre inconnue. Buranibwe débarque le premier sur la plage pour aller explorer les environs. « Quand il s’est rendu compte que nous n’étions pas à Marakei, il est revenu en courant et m’a lancé : sors ton couteau, on ne sait pas où on est », m’avait par la suite raconté Tontaake.
Même mésaventure à 50 ans d'intervalle
Il se trouve qu’ils sont arrivés à Namdrik, un atoll perdu situé non loin d’Ebon. Les premiers habitants qu’ils rencontrent ne parlent pas leur langue, le gilbertin, et ni Tontaake ni Buranibwe ne comprennent le marshallais. Les insulaires finissent par les conduire jusqu’à l’unique personne de Namdrik qui parle le gilbertin. Et là, surprise : voilà que les naufragés se rendent compte que cette personne est la femme d’un des oncles de Tontaake, qui avait lui-même disparu en mer cinquante ans plus tôt, avait atterri à Namdrik, était resté sur place, s’était marié à cette femme et avait fondé une famille. « Maintenant, nous savons enfin ce qui est arrivé à l’oncle Bairo », s’était émerveillé Tontaake. Après trente-trois jours à la dérive, il était arrivé dans cet atoll inconnu pour y recevoir un accueil digne d’un parent perdu de vue depuis longtemps.
Mais revenons à ce 31 janvier 2014. « Bonjour, je vous appelle d’Ebon », me dit une voix. « Un type qui vient du Mexique vient juste d’arriver ici. Il dit qu’il a dérivé depuis 2012 ».
Ma première réaction, c’est de demander : « vous dites que vous m’appelez d’où ? » C’est la première fois de ma vie que je reçois un appel téléphonique d’Ebon. Cet atoll de 700 habitants ne compte en tout et pour tout qu’un seul téléphone. A vrai dire, recevoir un coup de fil depuis cette île isolée me surprend encore plus que la raison qui le motive.
Découvert par un anthropologue norvégien
La nouvelle de l’apparition d’Alvarenga à Ebon m’est transmise par Ola Fjeldstad, un étudiant en anthropologie norvégien qui effectue des recherches depuis plusieurs mois sur cet atoll du bout du monde. A 50 cents la minute, les appels téléphoniques sont hors de prix pour les habitants, qui vivent pour la plupart avec deux dollars par jour. C’est donc Fjeldstad, que j’ai rencontré à Majuro, la capitale des Iles Marshall, avant qu’il ne se rende à Ebon, qui est la source initiale de cette histoire spectaculaire.
Dès que les médias internationaux apprennent l’existence d’Alvarenga, le bureau du Marshall Islands Journal, où je travaille, est submergé de mails et de coups de téléphone du monde entier. Beaucoup de gens expriment leur scepticisme, et exigent davantage de sources avant de répercuter l’affaire. Avec un étudiant norvégien prénommé Ola (ce qui, phonétiquement, est identique à « hola », qui veut dire « salut » en espagnol) affirmant avoir découvert un Salvadorien prénommé José sur une île du Pacifique dont personne n’avait jamais entendu parler, cette histoire semblait comporter tous les ingrédients du parfait canular.
Scepticisme des scientifiques
Beaucoup de gens ici ont du mal à croire en l’histoire d’Alvarenga, même si la véracité de nombreux points a été confirmée, et notamment sa disparition du Mexique fin 2012. Des spécialistes de la survie en mer ont exprimé des doutes sur la possibilité de survivre sur une aussi longue période avec un tel régime alimentaire. Et Alvarenga ne semblait pas avoir les lèvres gercées, la peau brûlée ou présenter d'autres signes d'une forte exposition aux éléments.
Le témoignage du naufragé José Salvador Alvarenga (si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.)
Le docteur Kennar Briand, le médecin chef de l’hôpital de Majuro, se dit surpris par la bonne forme physique du pêcheur. Il se souvient d’un groupe de naufragés des Kiribati qu’il avait examiné après leur sauvetage. « Ils étaient restés six mois en mer », raconte-t-il. « Quand ils sont arrivés, ils ne tenaient pas debout. Ils étaient tous allongés au fond de leur bateau ».
Mais d’autres sont absolument convaincus de l’authenticité de ce récit. Jack Niedenthal, qui a filmé la seule interview donnée par Alvarenga après son arrivée, est l’un d’eux. « Une chose que je retiens de cette interview, c’est qu’il s’agit d’un vrai marin. Il n’était pas en train de faire une partie de pêche sportive le temps d’un weekend. Il a passé sa vie en mer, à pêcher ».
Et le débat continue. Pendant presque deux semaines, l’histoire a passionné les foules. Ce qui signifie que tous ceux qui, dans le monde, lisent ou écoutent les médias ont su qu’il existait un endroit sur cette planète appelé îles Marshall.
Et maintenant qu’Alvarenga est retourné chez lui, les îles Marshall peuvent retrouver leur statut habituel. Celui d’un pays dont l’évocation fait que les gens se grattent la tête et posent immanquablement la même question : « mais c’est où ? »
Giff Johnson est le rédacteur en chef de l'hebdomadaire Marshall Islands Journal et un collaborateur régulier de l'AFP aux Iles Marshall.