Kiev, de glace et de feu
KIEV, 10 févr. 2014 - En temps normal, Kiev est une de ces capitales aux charmes insoupçonnés de l’Europe de l’Est. Construite sur les collines qui dominent le Dniepr, elle séduit instantanément, avec ses rues pavées, ses espaces verts et son architecture éclectique. Sans doute pourrait-elle envier certaines choses à Moscou, notamment la sophistication culturelle. Mais elle se rattrape avec les attraits d’une ville de province, une ville où les oiseaux chantent en plein centre-ville, où le temps va à son rythme.
Les visiteurs qui étaient venus à Kiev pour l’Euro 2012 de football s’attendaient à plonger dans un univers post-soviétique, quelque part dans un Est sauvage. Et ils en étaient repartis enchantés.
Mais ces temps-ci, Kiev vit des jours très, très différents. La capitale ukrainienne a aujourd’hui quelque chose qui tient un peu d’une zone de combats, où des belligérants s’efforcent de tenir leurs positions. Une crise grave, à l’issue incertaine, qui pourrait aboutir à une sorte de compromis entre le pouvoir et les protestataires, selon les optimistes, ou au contraire tourner à la guerre civile, disent les plus pessimistes.
Je suis à Kiev le 24 novembre, le jour de la grande manifestation contre la soudaine décision du gouvernement d’enterrer un accord d’association avec l’Union européenne, sous la pression de Moscou.
Il y a là, dans les rues, des centaines de milliers de personnes. Mais l’atmosphère est bon enfant, dans une foule qui chante « Ukraina tse Evropa !» (L’Ukraine, c’est l’Europe). Des femmes ont peint les étoiles de l’Europe sur leur visage et les hommes sont venus en famille, avec femmes et enfants, ces derniers juchés sur leurs épaules. On perçoit aussi de la colère, et, encore plus, l’espoir que des protestations pacifiques suffiront sans doute à garantir au pays l’avenir qu’on lui souhaite.
Or deux mois plus tard, tout a changé.
La brutalité des forces de l’ordre et l’intransigeance des autorités ont radicalisé la contestation. On est vite passé du désir de se rapprocher de l’Europe à la volonté de chasser le président Viktor Ianoukovitch. Et dans le contexte d’une opposition qui cherche sa voie, les extrémistes de la droite nationaliste prennent l’initiative.
Lors du rassemblement traditionnel du dimanche, celui du 19 janvier, sur la Place de l’Indépendance, même le discours de l’ex-boxeur et champion de l’opposition Vitali Klitschko est sifflé. Car la colère des manifestants est montée d’un cran après le vote au parlement, trois jours plus tôt, de sévères lois anti-contestation.
On assiste alors à un spectacle impressionnant : plus de 100.000 personnes, rassemblées sur une des plus grandes places d’Europe.
Et il est clair qu’il va se passer quelque chose.
Un homme blessé pendant des affrontements avec la police à Kiev, le 30 novembre 2013 (AFP / Genya Savilov
Cet après-midi là, des manifestants qui veulent faire le siège du Parlement sont stoppés par la police, et des affrontements sanglants éclatent. Une sorte de ligne de front se forme dans la rue Grouchevski qui conduit au Parlement. Une ligne de démarcation qui d’ailleurs est toujours en place, puisque la police comme les manifestants refusent de céder.
Et ce qui suit ces premiers affrontements restera gravé dans l’histoire du pays. Les forces spéciales de la police et les manifestants les plus radicaux engagent une bataille d’une intensité rarement vue dans une capitale européenne, à coups de grenades étourdissantes ou lacrymogènes, de jets flamboyants de cocktails molotov, dans le tintamarre obsédant de contestataires qui se déchaînent en frappant sur tout ce qu’ils trouvent de métallique. Des scènes impressionnantes, dangereuses, pour qui s’aventure en première ligne.
Le paroxysme est atteint le mercredi 22 janvier. Je suis réveillé tôt par l’annonce qu’un manifestant a été tué pendant ces heurts, dans la nuit. Je me branche immédiatement sur la chaîne de télé de l’opposition, qui montre en direct la police en train de charger les manifestants, de tabasser et d’arrêter tous ceux qui lui tombent sous la main. Pour une raison qui n’a jamais été expliquée clairement, les policiers se replient ensuite sur leurs positions.
Au cours de cette journée de violences, deux manifestants sont tués et un troisième, atteint lui aussi par balles, succombe à l’hôpital. La police affirmera par la suite n’avoir jamais tiré à balles réelles, une affirmation contestée par l’opposition.
Je me rends sur place, où les affrontements se poursuivent. Les manifestants ont construit une nouvelle barricade, avec des pneus enflammés dégageant un formidable rideau de fumée noire et opaque, devant les policiers. Voilà, maintenant, à quoi ressemble Kiev !
Finalement, Klitschko négocie une sorte de “cessez le feu” dans le secteur, mais dans les heures qui suivent, cette nuit là, les manifestants renforcent leurs barricades, autour de la place de l’indépendance. Les bêches et les pelles entrent en action : on empile de la neige, on l’arrose avec de l’eau qui gèle aussitôt, sous des températures de moins 10 et au-delà. Et on obtient ainsi de solides murs de protection.
Ces barricades sont alors tenues par des militants d’extrême droite en treillis, visages cachés par des passe-montagnes, armés de battes de baseball et de pieds de biche. Kiev est-il soudain tombé aux mains de quelques éléments putschistes ?
Même les locaux semblent perdus dans ce nouveau paysage. Un soir, un chauffeur de taxi qui me ramène à mon logement perd son chemin, avec toutes ces barricades, et leurs cerbères toujours prêts à en découdre.
Cependant, à Kiev, la vie continue, même derrière les barricades. Je n’ai ainsi aucun mal à trouver un magasin de vêtements ouvert, pour m’acheter quelques pulls supplémentaires, alors que les températures continuent de dégringoler.
Au plus fort de la crise, après le 22 janvier, la plupart des magasins et des restaurants sont fermés dans le centre de Kiev, mais peu après, ils rouvrent. Notamment les cafés de la belle rue Sagaidachnovo.
Et c’est dans le confort de ces havres de paix que je vois défiler dans ma tête tous ces bouleversements, affrontements et revirements, toute cette histoire ukrainienne en marche.
En particulier un de ses aspects les plus troublants. Je veux parler du fait que cette crise a révélé une face sombre de la politique locale, jusque-là largement passée sous silence : les tabassages anonymes, les enlèvements non revendiqués, et les meurtres, restés impunis, de contestataires.
Parmi les victimes de ces exactions me revient à l’esprit l’opposant Iouri Verbitsky, plus connu comme un alpiniste passionné que comme un militant radical.
Tiré de son lit d’hôpital, enlevé, il a été retrouvé mort fin janvier, dans une forêt près de Kiev. Selon ses proches, son corps présentait des traces de torture.
Il a été enterré avec les honneurs, en présence de milliers de personnes, à Lviv, dans l'ouest du pays.
Si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.
Stuart Williams est adjoint du directeur du bureau de l'AFP à Moscou.