Des civils fuient les violences en traversant le Nil près de Bor, au Soudan du Sud (AFP / Nichole Sobecki)

De la liesse à la catastrophe

MINKAMMEN (Soudan du Sud), 14 janv. 2014 – Le soleil commence tout juste à émerger à l’horizon quand les premiers bateaux arrivent à Minkammen. De longues embarcations en bois conçues pour la pêche, mais qui servent maintenant, à la faveur de la nuit, à évacuer des milliers de civils de la zone des combats.

Je suis ici avec mon collègue Peter Martell pour rencontrer la population qui fuit les combats à Bor, grande ville stratégique du Soudan du Sud aux mains des rebelles. Je filme et je prends des photos pendant que Peter parle aux gens qui attendent sur la rive.

Des hommes et des femmes débarquent en portant leurs enfants et les maigres possessions qu’ils ont pu emporter dans leur déroute. Avant d'échouer ici, beaucoup se sont terrés durant des jours dans les marais qui bordent le Nil Blanc aux environs de Bor, à 25 kilomètres plus au nord. Ils sont épuisés. Ils parlent de leurs parents et de leurs amis tués dans les affrontements. Ils évoquent les violents cauchemars qui les réveillent en sursaut, toutes les nuits.

La foule en liesse à Juba le jour de l'indépendance du Soudan du Sud, le 9 juillet 2011 (AFP / Roberto Schmidt)

Nous sommes dans le pays le plus jeune du monde. Je me souviens de la naissance du Soudan du Sud, il y a moins de trois ans. Elle avait été accueillie dans la liesse. Après deux interminables guerres dans lesquelles deux millions et demi de personnes avaient péri depuis 1960, l’indépendance du pays, le 9 juillet 2011, avait fait naître l’immense espoir d’une renaissance. Après avoir passé, cette année-là, une grande partie du printemps à couvrir la sanglante révolution libyenne, j’avais été heureuse et soulagée de me trouver au Soudan du Sud en ce jour de fête pour assister à ce qui, croyait-on, allait constituer le chapitre final de décennies de violences.

Dans le centre de la capitale, Juba, une pendule au sommet d’une tour égrenait les minutes qui restaient jusqu’à l’indépendance. Cette pendule était surmontée de l’inscription : « enfin libres ». Deux anciens chefs militaires rivaux, Salva Kiir et Rieck Machar, avaient prêté serment, le premier comme président de la jeune république et le second comme vice-président. Au cours d’une cérémonie sous une chaleur écrasante, le drapeau du Soudan avait été descendu et celui du Soudan du Sud avait été hissé devant une foule hurlant de joie.

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Et puis, en décembre dernier, cette fragile alliance s’est brisée, Rieck Machar a été limogé et les vieilles blessures se sont rouvertes. Le pays s’est retrouvé, à nouveau, au bord de la guerre civile. Depuis, des combats opposent les troupes gouvernementales à une alliance hétéroclite entre milices ethniques et commandants militaires insurgés. L’International Crisis Group estime que les affrontements ont déjà fait près de 10.000 morts.

Le petit village de pêcheurs de Minkammen, fait de huttes de chaume, s’est transformé du jour au lendemain en un immense camp de réfugiés. Plus de 84.000 personnes ont fui la région de Bor pour trouver refuge de l’autre côté du Nil, franchissant le fleuve infesté de crocodiles en bateau ou à la nage. Le moindre arbre sert de refuge contre le soleil de plomb. Des familles se serrent dans les rares espaces à l’ombre, se servant de bidons métalliques comme ustensiles de cuisine ou comme oreillers. Les enfants se rafraîchissent en sautant dans le Nil. Faute d’eau propre disponible, les femmes remplissent des jerrycans dans le fleuve.

Un jeune professeur avec lequel nous parlons nous emmène voir sa petite fille, née en plein air le jour de l’arrivée de la famille dans le camp. L’endroit ne comptait encore aucune infrastructure médicale. Depuis, Médecins sans frontières a installé une antenne sanitaire à Minkammen. Chaque jour, des gens y arrivent avec des blessures par balle. Mais les maux les plus fréquents sont ceux liés à l’épuisement et aux terribles conditions dans lesquelles ces réfugiés sont arrivés jusque là.

(AFP / Nichole Sobecki)

Me trouver parmi tous ces gens qui ont perdu leurs maisons, qui ont vu leurs voisins et leurs familles se faire tuer, est une expérience éprouvante. Je ne suis ni médecin, ni travailleur humanitaire. Face à l’ampleur de la tragédie qui frappe le Soudan du Sud, ma caméra semble un outil bien dérisoire. Et pourtant il faut raconter cette histoire, montrer ce conflit et les souffrances de ces réfugiés à des gens qui n’ont jamais entendu parler d’eux et ne les rencontreront jamais. C’est la connaissance des faits qui forge l’opinion publique. Alors je m’efforce d’apporter ma petite pierre à l’édifice et d’espérer que cela contribuera à améliorer les choses.

Les organisations humanitaires peinent à apporter des aliments, un toit, de l’eau potable et des soins médicaux de base à cette population de réfugiés qui ne cesse de croître. Des camions arrivent de Juba, remplis de céréales et de produits de première nécessité, et des unités de purification de l’eau sont mises en place. Mais les complications logistiques sont immenses dans cette région loin de tout.

Dans l'hôpital de campagne de Médecins sans frontières à Minkammen, le 10 janvier 2014 (AFP / Nichole Sobecki)

Les camps de Minkammen sont les plus grands, mais ils n’hébergent qu’une fraction des quelque  400.000 personnes déplacées par le conflit. Dans une des bases de l’ONU à Juba, où s’entassent plus de 60.000 réfugiés, nous rencontrons le chef des opérations humanitaires de l’ONU au Soudan du Sud, Toby Lanzer. Il parle d’une « catastrophe humanitaire en cours ». «Nous avons un énorme conflit politique, des gens qui campent sur leurs positions et des civils qui sont pris dans une situation intenable». Autour de lui, du linge est mis à sécher sur les barbelés qui entourent le camp. Chaque espace disponible est occupé par un stand de thé, un groupe d’hommes oisifs ou un enfant endormi.

Avant cette crise, le taux de mortalité infantile au Soudan du Sud était déjà de plus de 10% et le taux de mortalité maternelle était le plus élevé de la planète. Le pays est l’un des plus pauvres du monde, et une grande partie de la population ne survit que grâce à l’aide humanitaire.

La seule chose qui ne manque pas ici, ce sont les armes et les hommes prêts à s’en servir. Les générations les plus âgées n’ont presque jamais rien connu d’autre que la guerre. Et les jeunes souffrent du chômage massif. A Minkammen, je rencontre Jacob, un soldat occupé à plier son uniforme sur un matelas défraîchi. Il est prêt à aller se battre contre les rebelles. Mais, dit-il, « cette guerre doit être la dernière ».

Un avis que partage Simon Thon, jeune père de trois enfants : « nous pensions vivre un rêve de paix, et nous voici de nouveau dans la guerre ».

Le camp de réfugiés improvisé de Minkammen au Soudan du Sud, le 8 janvier 2014 (AFP / Nichole Sobecki)"

Nichole Sobecki est une journaliste reporter d'images indépendante, basée à Nairobi, qui collabore régulièrement avec l'AFP.