Sur le porte-avions USS George Washington, au large de Tacloban, le 18 novembre 2013 (AFP / Noel Celis)

De la high-tech à la famine

A BORD DE L’USS GEORGE WASHINGTON, 22 nov. 2013 – « Go ! Go ! Go ! » crie un militaire américain pour signaler l'appontage imminent sur le porte-avions George Washington. Sanglée sur mon siège, j'ai l'estomac retourné. Une entrée en matière abrupte pour un reportage court mais intense sur les opérations d'aide aux victimes du typhon Haiyan, aux Philippines. Avant d’être confrontée au désespoir, aux regards implorants de survivants affamés, aux inévitables réflexions sur ma fonction, j’ai eu un aperçu de la technologie aéronautique, qui m'a déjà rendue malade.

Après une semaine au bureau de Manille à traduire en français les bouleversants papiers de mes collègues anglophones partis dans les zones dévastées, je suis contente, lundi 18 novembre, de pouvoir accompagner pendant une journée les Américains qui participent en force à ces opérations de secours. Enfin un peu de terrain.

Mais je n'avais pas anticipé le trajet en avion vers le George Washington. Et surtout l'atterrissage et le décollage...

Le porte-avions USS George Washingon au large de Tacloban, le 15 novembre 2013 (AFP / Mark Ralston)

5h00 du matin à la base aérienne de Clark, au nord de Manille. Un membre de l'équipage du C2 Greyhound qui va nous emmener, mon collègue photographe Noel Celis et moi, sur le porte-avions, distribue des gilets de sauvetage et des casques, pour protéger des chocs mais aussi du bruit assourdissant des moteurs.

Le soldat nous attache d'abord dans les sièges installés dos au sens du vol -pour des raisons de sécurité-, avant de nous donner quelques informations.

« Vous allez voir du brouillard à l'intérieur. C'est normal, ça prouve que la climatisation fonctionne », explique-t-il en substance, avant qu'une sorte de fumée blanche ne se propage dans cet habitacle presque sans hublot.

Il nous annonce aussi un dernier virage à 2g (référence à l'accélération, en fait 2g ce n'est pas beaucoup, ai-je appris depuis, ça vous fait sentir deux fois plus lourd, mais sur le coup, pour une ennemie des montages russes comme moi, c'est inquiétant...) et un appontage suivi d'un arrêt net grâce à un crochet attrapé par des câbles. «Ne gardez rien dans vos mains, ni téléphone ni appareil photo, ils risquent d'être projetés, et d'être cassés ou de blesser quelqu'un».

Des marins américains embarquent à bord d'un hélicoptère de l'aide destinée aux victimes du typhon (AFP / Noel Celis)

Noel et moi nous regardons, avec des yeux un peu inquiets, impossible de se parler avec les casques qui étouffent tous les sons.

Une heure et demie plus tard, je commence à ressentir la force du dernier virage qui me colle à mon siège et me retourne l'estomac. « Go ! Go ! Go ! » L'avion touche alors violemment le pont avant de stopper brutalement, me laissant abasourdie et bien contente d'avoir demandé un sac plastique.

Alors que la porte-arrière s'ouvre, je découvre les jets alignés sur le pont et les Ospreys -appareils mi-avion mi-hélicoptère- des Marines qui participent aux opérations de secours.

Heureusement, le navire gigantesque, haut de quelque 20 étages, bouge à peine. Pas de risque d'avoir en plus le mal de mer...

A l'intérieur, j'ai l'impression d'être dans un film, les échelles plutôt raides, les lourdes portes en métal, les soldats qui s'écartent sur le chemin de l'officier qui nous accompagne et le dédale de coursives étroites. Si on m'abandonne ici, je mettrai probablement des jours à retrouver la sortie!

A Ormoc, des victimes du typhon affamées appellent à l'aide (AFP / Noel Celis)

Après une interview avec le contre-amiral Mark Montgomery qui nous explique combien de tonnes de nourriture et de centaines de milliers de litres d'eau les hélicoptères et les Ospreys ont déjà pu distribuer aux survivants du typhon privés de tout, nous montons à bord d'un de ces hélicoptères, direction les zones dévastées.

Juste après les eaux turquoise et les plages de sable blanc, je vois de mes propres yeux les maisons aux toits arrachés et les milliers de cocotiers tombés comme des fétus de paille que j'avais vus sur les photos spectaculaires de mes collègues.

Les habitants du premier village où nous nous posons, sur la petite île isolée d'Homonhon, accueillent dans le calme les Américains qui leur apportent de l'eau. J'ai à peine le temps de faire quelques images que les soldats nous rappellent à l'appareil: moins longtemps durent les escales, plus nombreux seront les bénéficiaires de ces navettes. Les villageois font de grands signes de la main en nous regardant redécoller.

Un hélicoptère américain apporte des vivres aux sinistrés du typhon à Ormoc (AFP / Noel Celis)

Mais l'ambiance est toute autre au village suivant, sur l'île de Leyte. Après un arrêt express à l'aéroport de Tacloban pour charger du riz, l'hélicoptère s'approche de ce hameau du district d’Ormoc.

Du ciel, on peut voir ce message en anglais tracé en grandes lettres blanches avec ce qui ressemble à des morceaux de bois peints: «WE NEED FOOD HELP US» («Nous avons besoin de nourriture, aidez-nous»).

Dès l'atterrissage, des dizaines d'habitants affamés se précipitent vers la porte droite de l'hélicoptère d'où deux soldats américains déchargent le riz. C'est la cohue, je filme un homme au visage crispé qui tire sur un sac, une femme et une petite fille qui tentent d'en attraper un autre par une fenêtre ouverte.

Sur la gauche de l'hélicoptère où je me trouve, dans le vacarme des moteurs, des femmes au regard désespéré hurlent que c'est la première fois qu'elles reçoivent de l'aide, dix jours après le typhon, et me supplient de leur donner du riz. A 50 centimètres de ma caméra que je n'ai pas le cœur de pointer sur elles.

Un hélicoptère américain apporte des vivres aux sinistrés du typhon à Ormoc (AFP / Noel Celis)

Je voudrais leur parler, pour raconter leur histoire, mais encore une fois, il n'y pas le temps, l'appareil est déjà vide et doit repartir. Alors que les portes se referment, au premier rang de la foule, un homme à lunettes fait de grands signes répétitifs, portant sa main fermée vers sa bouche, pour faire comprendre qu'ils ont besoin de plus à manger.

J'ai les larmes aux yeux et je me sens coupable. Certainement auraient-ils reçu plus de vivres si nous n'avions pas été dans l'hélicoptère... L’aide humanitaire arrive désormais à grande échelle, et j’essaye de me rassurer en me disant qu’une nouvelle livraison de nourriture atterrira bientôt dans ce village. J’espère de toutes mes forces que c’est le cas. Mais impossible de chasser cette sensation de malaise…

Après une incursion au milieu d'une tragédie dont je n'ai pu qu'être un témoin éclair, retour au porte-avions, retour dans un autre monde. Une ville flottante avec ses 5.550 marins en uniformes impeccables, et dont le réfectoire propose « mac and cheese » et cookies aux pépites de chocolat. Et pourtant ce contraste est nécessaire: si cette ville flottante est là, avec ses quelque 80 appareils et les sept autres navires qui l'accompagnent, c’est pour que les secours soient plus efficaces, et pour sauver la vie d’innombrables sinistrés d'un typhon qui a fait des milliers de morts.

A Ormoc, des survivants du typhon sont repoussés par le vent créé par l'hélicoptère au décollage (AFP / Noel Celis)

Ma priorité à ce moment-là : trouver un téléphone pour appeler le bureau de l'AFP à Manille et décrire ces scènes de désespoir pour qu'elles soient intégrées au papier du jour. C'est le but de cette mission. Donner une voix, une existence, aux mises en garde des humanitaires:  certes, l'aide arrive enfin, mais la situation reste extrême dans les zones encore isolées, il ne faut pas relâcher les efforts.

Un membre du service communication de l’US Navy m'accompagne jusqu’à un téléphone qui semble se cacher à l'autre bout du navire, en passant par un hangar géant où sont garés des avions.

L'heure du retour approche, accompagnée d'une petite angoisse: c'est comment le décollage ?

Un survivant du typhon et sa fille dans l'île de Homonhon (AFP / Noel Celis)>>

On traverse le pont, nos casques sur la tête et des masques sur les yeux, pour rejoindre le C2 Greyhound. Nouvelles consignes de l'équipage: bien se sangler pour éviter de percuter le siège de devant, mettre les bras en croix sur la poitrine. « Go ! Go ! Go ! », et nous sommes catapultés dans les airs.

Ce reportage n'a duré que huit heures. Huit heures d'émotions en montagnes russes entre une visite d'un fleuron de la marine américaine, qui dans d'autres circonstances aurait été une histoire à raconter en elle-même, et le désespoir d'une population ravagée par un cataclysme sans précédent dans l’histoire des Philippines. Huit heures qui me laissent un goût amer d'inachevé.

Je n'ai pas pu comme je l'espérais visiter les installations de désalinisation à grande échelle du porte-avions, il faurait fallu pour y accéder traverser des lieux « classified » (top secrets) du navire, m'explique-t-on.

Mais surtout, je n'ai pas pu parler à ces villageois, leur donner un nom. Alors que l'intérêt pour cette catastrophe est, hélas, en train de retomber à travers le monde, j'ai certes pu montrer que la situation était toujours terrible pour certaines de ces victimes qu'il ne faut pas oublier. C'est pour ça que j'ai pris place dans cet hélicoptère. Mais l’image de cet homme à lunettes qui réclamait plus de nourriture trotte encore dans ma tête. Comme s’il me criait que ce que je fais n’est pas suffisant.

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Amélie Bottollier-Depois est journaliste au bureau de l'AFP à Bangkok.