Sergueï Lavrov, vedette impromptue
GENEVE, 15 sept 2013 – Le temps s’écoule avec une lenteur désespérante. Parqués dans un salon d’hôtel genevois, ce samedi 14 septembre, nous attendons depuis bientôt deux heures que le secrétaire d’Etat américain John Kerry et son homologue russe Sergueï Lavrov annoncent si, oui ou non, ils sont parvenus à un accord au sujet des armes chimiques de la Syrie.
Et puis, de façon totalement inattendue, Lavrov se faufile discrètement jusque dans le fond de la salle de presse. Il prend à part un petit groupe de femmes journalistes qui font partie du « pool » de presse qui l’accompagne depuis Moscou, et commence à bavarder avec elles.
Assis sur le même canapé que l’une de ces dames, il se met à raconter, à voix basse, sur le ton de la confidence, le déroulement de ces trois jours ininterrompus de négociations sur les armes chimiques du régime syrien et leur contrôle international, livrant un aperçu exclusif de ce que le monde entier attend avec impatience d’apprendre.
En quelques instants, les équipes de télévision qui, depuis des heures, tuaient le temps en vérifiant le bon fonctionnement de leurs équipements, s’aperçoivent de ce qui est en train de se passer. Et là, c’est la bousculade. Tout le monde fond sur Lavrov pour essayer d’écouter ce qu’il est en train de dire. Ignorant superbement la foule de plus en plus dense des reporters qui se masse autour de lui, le ministre continue à bavarder avec les journalistes russes. Ont-elles passé un agréable moment à Genève? N’ont-elles pas oublié d’acheter du chocolat suisse?
Finalement, un journaliste de la chaîne de télévision américaine NBC interrompt le futile échange en russe, et demande comment les discussions se sont déroulées.
« J’ai aimé ça. La réunion a été très bonne. Vous allez l’entendre dans un instant. Je suis juste en train de tuer le temps parce que je n’ai plus rien à faire », répond Lavrov en anglais.
« C’est un moment privé ! » rétorque-t-il alors que les reporters non-russes en manque d’informations lui hurlent de s’adresser à tout le monde.
Soudain, l’envoyé spécial de Fox News James Rosen, le chef du bureau de la chaîne à Washington, se détache du groupe et tend à Lavrov une caricature de lui qu’il a dessinée sur son carnet de notes pour vaincre l'ennui pendant les longues heures d'attente. Le chef de la diplomatie russe saisit le croquis et l’étudie attentivement.
« Les caricatures dans les médias français sont beaucoup plus méchantes », commente-t-il. « Mais pourquoi m’avez-vous autant noirci le nez ? »
« N’y voyez aucun message caché ! » se défend Rosen, qui propose à Lavrov de garder le dessin en échange d’une interview.
Visiblement amusé par le croquis, Lavrov le plie et le glisse dans sa poche de devant. « Je serais incapable de vous accorder une interview à la hauteur de votre œuvre ! » lance-t-il au dessinateur, déclenchant l’hilarité générale.
A nouveau pressé d’en dire plus, et de révéler si Kerry et lui sont parvenus à un accord, il se contente de dire que la réunion a été « excellente ».
"Alerte" de l'AFP reprenant les propos tenus par Lavrov pendant sa conversation avec les journalistes
« Vous allez nous entendre le dire dans une minute », poursuit-il. « Vous devriez vous inquiéter pour le peuple syrien, pas pour nos négociations ».
Quelqu’un lui demande s’il a parlé au gouvernement syrien pendant les trois jours de pourparlers à Genève. « Moi non, et vous ? » replique-t-il. Et il décrit John Kerry comme « un bon ami avec qui on peut travailler ».
L’attention générale est tellement braquée sur Lavrov que l’assistance tarde un moment à s’apercevoir que Kerry, lui aussi, est en train de faire son entrée dans la pièce. « Voilà le secrétaire John Kerry ! » lance quelqu’un à l’autre bout de la salle. En entendant cela, Lavrov se lève et va rejoindre « son ami » à la tribune qui domine la salle, décorée de drapeaux russe et américain.
Sergueï Lavrov s’est-il délibérément livré à ce petit numéro pour éclipser Kerry ? On ne le saura sans doute jamais. Mais il ne fait aucun doute qu’il a grandement savouré ce moment où, à Genève, il lui a volé la vedette.
Jo Biddle est correspondante de l'AFP au département d'Etat américain, à Washington.