Une fille pleure devant l'hôpital où se trouve Mandela à Pretoria, le 6 juillet 2013 (AFP / Filippo Monteforte)

Couvrir le crépuscule de Nelson Mandela

JOHANNESBURG, 17 sept. 2013 – Je me trouve dans le terminal 4 de l’aéroport de Madrid-Barajas quand, avec appréhension, je sors mon téléphone portable et j’appelle mon bureau, à Johannesburg. 

Nous sommes le 8 juin en milieu de journée et je veux vérifier ce qu’en fait je sais déjà: que très loin d’ici, tout au bout du continent africain, Nelson Mandela, 94 ans, a été hospitalisé d’urgence.

«Il a été admis à l’hôpital tôt ce matin», confirme mon interlocuteur.

C’est une information à laquelle on pouvait s’attendre. La santé de Mandela s’est rapidement détériorée ces derniers temps. Pour autant, impossible de rester imperméable aux assauts de la mélancolie quand on assiste au crépuscule d’un aussi grand personnage. De l’homme qui, en conduisant l’Afrique du Sud hors des ténèbres de l’apartheid, a créé un moment où, comme disait le poète irlandais Seamus Heaney, « espoir rime avec histoire ».

Nelson Mandela à Londres, en juin 2008 (AFP / Shaun Curry)

« Est-ce que c’est grave ? » En posant cette question, j’espère, contre toute raison, qu’il s’agit encore d’une fausse alerte. Que d’ici quelques heures, je serais en train de porter un toast à la santé de Mandela avec ma belle-famille au cours de vacances prévues de longue date dans la Sierra de Guadarrama, la chaîne de montagnes qui surplombe Madrid.

Mais cela ne se produit pas. A minuit, je fais escale à Doha. Et, avant l’heure du petit-déjeuner, me voici de retour à Johannesburg.

Une histoire que personne n'aime couvrir

Au cours de l’année écoulée, l’Afrique du Sud a eu sa dose d’événements majeurs. Il y a eu ces 34 mineurs tombés sous les balles de la police à Marikana. Il y a eu l’arrestation du champion paralympique Oscar Pistorius pour le meurtre de sa fiancée. Mais Mandela, depuis toujours, c’est une histoire d’un autre calibre. L’intérêt du public est énorme. Le monde entier attend anxieusement des nouvelles, bonnes ou mauvaises, de celui que la plupart des gens considèrent comme un héros.

Et maintenant, un aveu. La plupart des journalistes adorent les « grosses » affaires, surtout celles qui leur permettent d’être, en quelque sorte, les témoins de la marche de l’histoire. Mais je ne connais personne, vraiment personne, qui aime couvrir l’hospitalisation de Mandela.

Des journalistes patientent devant la maison de Mandela après sa sortie d'hôpital, le 3 septembre 2013 (AFP / Mujahid Safodien)

Ce n’est pas seulement à cause de la charge de travail que cela représente. Ce ne sont pas les fréquentes journées de dix-huit heures, ni les ordinateurs allumés à des heures impossibles pour surfer sur internet «au cas où», ni Tweetdeck qui s’invite en permanence à la table du dîner familial, ni les weekends qui ressemblent à s’y méprendre aux jours de la semaine. Ce ne sont pas non plus les vacances annulées, ni les journées passées à faire le pied de grue devant des hôpitaux, ni toutes ces folles rumeurs qu’il faut vérifier et démentir, ni les communiqués officiels obscurs ou contradictoires.

C’est la détestable sensation de veiller un mourant. D’assister à une querelle de famille au cours de laquelle les corps de trois enfants de Mandela sont exhumés. C’est l’impression que notre travail se transforme en mécanique macabre.

En un an, c’est la quatrième fois que Mandela est hospitalisé. En décembre 2012, il a été soigné pendant trois semaines pour une infection pulmonaire et s’est fait extraire des calculs rénaux. En mars, il est resté une nuit à l’hôpital pour un «check-up régulier». Puis, le même mois, il a de nouveau été hospitalisé dix jours durant pour une pneumonie.

A chaque fois, nous sommes tiraillés entre notre sympathie personnelle pour Mandela et la nécessité professionnelle de rapporter avec rapidité et exactitude les développements de sa maladie, qui constitue une dominante de l’actualité mondiale.

Un prédicateur devant l'hôpital où se trouve Mandela à Pretoria, le 5 juillet 2013 (AFP / Stéphane de Sakutin)

Toutes les nouvelles officielles à ce sujet sont données par la présidence sud-africaine, et plus précisément par le porte-parole Mac Maharaj, un septuagénaire vétéran de la lutte anti-apartheid qui avait fait de la prison avec Mandela à Robben Island.

La plupart des médias préféreraient s’en tenir à ces communications officielles. Mais dans le but de protéger la vie privée de Mandela, celles-ci sont souvent opaques, et parfois tellement vagues qu’elles en deviennent ridicules. A une reprise, le président Jacob Zuma a décrit l’état de santé de son prédécesseur comme étant « critique » et « stable » mais « s’améliorant ». Plusieurs semaines plus tard, je n’ai toujours pas la moindre idée de ce que cela signifie.

No-man's land entre information et atteinte à la vie privée

Cette opacité officielle pousse les journalistes à se poser la question de l’utilisation de sources alternatives, ce qui signifie naviguer dans un no-man’s land entre information du public et atteinte à l’intimité de Mandela.

Toujours respectueuse, la presse sud-africaine semble parfois s’enorgueillir de donner le moins d’informations possibles sur l’état de santé du père de la nation. «Calme plat devant l’hôpital de Mandela», titrait un jour un quotidien, sans la moindre indication de ce qui se passait à l’intérieur. La presse étrangère, elle, est plus encline à l’investigation. Les amis et les membres de la famille de Mandela sont régulièrement interviewés. Des sources médicales anonymes sont citées.

Veille devant l'hôpital où se trouve Nelson Mandela à Pretoria le 28 juin 2013 (AFP / Filippo Monteforte)

Si, parfois, certains ont quelque peu franchi la limite, la plupart restent respectueux et prudents. «Personne ne peut se permettre de se tromper sur ce sujet», résume un confrère.

Pour l’AFP et ses concurrentes Reuters et AP, qui comptent à la fois des clients sud-africains et internationaux, tracer la ligne à ne pas franchir est une tâche beaucoup plus délicate que pour les autres médias. La nécessité de rester à la pointe d’une affaire intéressant le monde entier et évoluant rapidement contraste avec celle d’éviter les appels inutiles et contreproductifs à la famille.

Ce dilemme moral a atteint son point culminant en juillet quand nous avons reçu des copies de requêtes déposées devant la justice par les avocats du clan Mandela, selon lesquelles ce dernier se trouvait dans un «état végétatif» et que la famille envisageait de débrancher les appareils le maintenant en vie.

La nouvelle était inquiétante. La présidence sud-africaine, de même que la famille Mandela, refusaient de confirmer ou de démentir. Mais les informations officielles sur la santé de Mandela étaient peu claires. Et nous avions entre les mains des documents judiciaires. Nous avons donc pris la décision de les publier.

La suite a à la fois donné raison et donné tort aux affirmations des avocats de la famille. Un dimanche matin, 86 jours après son entrée à l’hôpital, nous recevons la nouvelle apparemment rassurante que Mandela est rentré chez lui. Mais le gouvernement admettant qu’il reçoit pratiquement les mêmes soins à domicile qu’à l’hôpital, de la part des mêmes médecins, il pourrait ne s’agir que d’une mesure palliative.

Alors, la pénible veille continue.

Mandela arrive à son domicile de Johannesburg après sa sortie d'hôpital, le 1er septembre 2013 (AFP / Alexander Joe)

Andrew Beatty est adjoint au directeur du bureau de l'AFP à Johannesburg, en Afrique du Sud.