La curieuse « Bible » de Robert Mugabe
JOHANNESBURG, 27 août 2013 – Ça y est, c’est encore arrivé: malgré les innombrables coups de téléphone, mails et manœuvres dans l'ombre, malgré les interminables –mais vaines– pressions, le gouvernement du Zimbabwe a royalement ignoré ma demande d’accréditation.
Pour couvrir l’investiture de Robert Mugabe, ce 22 août, nous devrons une fois de plus nous en remettre entièrement à nos deux très capables correspondants sur place, ainsi qu’à quelques «envoyés spéciaux» basés ailleurs mais libres d’entrer dans le pays car ayant la nationalité zimbabwéenne. C’est déjà ce que nous avons dû faire, faute de visa pour nous, correspondants étrangers, lors des élections âprement disputées qui ont précédé.
Je suis assis à mon bureau à Johannesburg. Un rhume persistant tombé au pire moment n’arrange pas la désagréable sensation que j’éprouve en étant loin des événements. Je me demande ce que le plus ancien chef d’Etat africain en exercice peut bien avoir contre les Nord-Irlandais comme moi. Après tout, un prêtre irlandais, Jerome O’Hea, n’a-t-il pas été pour Mugabe le «père spirituel» qui l’a poussé à se lancer dans la lutte anticolonialiste?
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Et puis, en regardant le flux de textes, photos et vidéos qui nous parvient de Harare, quelque chose attire soudain mon attention, et me fait me sentir un peu moins déconnecté de la réalité.
Notre photographe Alexander Joe, Zimbabwéen basé à Johannesburg qui sillonne l’Afrique pour l’AFP depuis plusieurs dizaines d’années, a pris une image de Mugabe à la tribune en train de brandir un livre relié de cuir noir. Cela ressemble fortement à une Bible. Et si cela avait été vraiment une Bible –n’importe quelle Bible ordinaire– cela n’aurait rien eu de spécial. Mais voilà, ce n’est pas le cas. Je m’aperçois avec excitation que ce livre m’offre un rare entr’aperçu de l’intimité d’un des dirigeants politiques les plus énigmatiques de ce siècle.
Un manuel de développement personnel
Mugabe est en train de prêter serment sur la «Maxwell Leadership Bible», qui n’est pas une Bible à proprement parler, mais plutôt un recueil de textes bibliques annotés avec des conseils pour améliorer ses qualités de dirigeant. Elle a été écrite par John Maxwell, un prédicateur évangéliste américain et gourou du développement personnel très populaire parmi les chefs d’entreprise aux Etats-Unis. Maxwell, également connu pour son livre «Les 21 lois irréfutables du leadership», s’est bâti un réseau mondial d’inconditionnels. Ses ouvrages se sont vendus à des millions d'exemplaires.
Bon, d’accord. Mais voilà: que peut bien faire Mugabe, ce stratège politique hors pair, cet homme qui dirige son pays depuis 33 ans, souvent d’une main de fer, avec un manuel de développement personnel ?
Robert Gabriel Mugabe est un chef d’Etat au ton tranchant qui véhicule, en Occident, une image souvent caricaturale. Mais en réalité, essayer de cerner cet homme de 89 ans est une tâche quasiment impossible.
Il accorde rarement des interviews, ne donne presque jamais de conférence de presse. Ses discours publics sont grandiloquents mais offrent peu d’informations intéressantes. Son parti, le ZANU-PF, est né sous la terreur de l’ancien Etat policier de Rhodésie et a conservé beaucoup de sa discipline révolutionnaire. Le linge sale n’est pas souvent lavé en public.
Depuis sa première investiture en tant que Premier ministre en 1980, Mugabe hésite entre prêcher la réconciliation ethnique et inciter à la haine raciale. Pendant ses premières années au pouvoir, il a épousé la cause de Joshua Nkomo, un charismatique dirigeant de l’ethnie Ndebele, avant de l’accuser de trahison et de lancer une opération militaire contre la région de cette ethnie qui fit environ 20.000 morts. Il a été un ardent marxiste et un fervent catholique. Mais pour avoir survécu plus de trois décennies au pouvoir en Afrique, il est forcément plus impitoyable et plus pragmatique que tout ce que ses discours à l’emporte-pièce peuvent faire croire.
Il a promis de saisir tous les avoirs étrangers, mais il a pris soin de laisser les actifs les plus stratégiques dans les mines et dans les banques aux mains de non-zimbabwéens. Sa politique consistant à exproprier les fermiers blancs était autant motivée par l’idéologie que par la nécessité de calmer les vétérans de la guerre d’indépendance furieux de voir l’Etat se servir allègrement dans leur fonds de pension.
Que Robert Mugabe prête serment sur la «Maxwell Leadership Bible» constitue un rare indice pour comprendre la façon dont prend ses décisions cet homme qui, sous un vernis d’élections et d’indépendance judiciaire, exerce un pouvoir absolu sur le Zimbabwe.
Aux Etats-Unis aussi, tous les quatre ans, pendant la cérémonie d’investiture du président nouvellement élu, les observateurs s’intéressent de près au type de Bible sur lequel ce dernier prête serment. Le choix du président peut en dire long sur les idéaux qui l’habitent, et sur la façon dont il va gouverner le pays. Barack Obama, par exemple, a juré fidélité à la constitution sur la Bible utilisée par son lointain prédécesseur Abraham Lincoln, l’homme qui abolit l’esclavage et mit fin à la sanglante guerre de sécession. Tout un symbole pour le premier président noir de l’histoire des Etats-Unis.
Ruée sur Google
Malheureusement, les conclusions que l’on peut tirer du fait que Mugabe ait prêté serment sur un guide qui affirme offrir «les leçons de la parole de Dieu appliquées au leadership» sont beaucoup moins claires.
En voyant Mugabe brandir la «Maxwell Leadership Bible», journalistes, observateurs politiques et espions se sont précipités sur Google pour essayer de comprendre ce que cela pouvait bien signifier.
A mon avis, quelques unes des maximes de Maxwell peuvent venir au secours d’un chef d’Etat à la tête d’un pays ruiné par la crise économique et qui voit les candidats à sa succession se bousculer au portillon. Par exemple, Maxwell écrit que «Dieu lui-même nous appelle au leadership». Ce qui peut aider à expliquer, peut-être, l’insatiable goût pour le pouvoir du vieux président…
Andrew Beatty est l'adjoint du directeur du bureau de l'AFP à Johannesburg, qui couvre toute l'Afrique australe.