Sergio Vieira de Mello à Bagdad, fin juillet 2003 (AFP / Joseph Barrak)

« Ce soir, promis, on fait le point »

BEYROUTH, 19 août 2013 – Nous partagions le même petit hôtel à Bagdad et chaque matin nous nous saluions dans la salle à manger. Puis je montais au troisième étage, où se trouvait le bureau de l'AFP, et Sergio Vieira de Mello se rendait au siège de l'ONU.

Mais ce matin, le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en Irak était venu à ma table. Il m'avait dit en français, langue qu'il parlait parfaitement: «Bon, ce soir, promis, à mon retour, on se voit et je vous fais le point». Plusieurs autres rendez-vous avaient dû être annulés en raison de son emploi du temps. J'avais fait une moue dubitative, mais il m'avait répété avec un sourire: «promis».

Déjà l'équipe de l'ONU l'attendait. Trois mois après l'invasion conduite par les Etats-Unis qui avait renversé Saddam Hussein, les menaces se multipliaient contre la présence étrangère et un attentat avait visé deux semaines auparavant l'ambassade de Jordanie. Les deux gardes du corps de Vieira de Mello avaient décidé de changer chaque jour d'itinéraire pour éviter les mauvaises surprises.

Après avoir couvert l'invasion depuis l'hôtel Palestine, où nous avait parqués le ministère irakien de l'Information, nous avions décidé de le quitter car il était de plus en plus décati et le service tout à fait déplorable. Comme la quasi-totalité des grands établissements avaient été pillés sous l'œil indifférent des soldats américains, nous avions trouvé l'hôtel Arz (l'hôtel du Cèdre) pour nous installer. Il était relativement bien tenu et peu après, l'ONU nous avait rejoints.

Sergio Vieira de Mello et Paul Bremer (à droite) en juin 2003 à Bagdad (AFP / Cris Bouroncle)

Sergio Vieira de Mello, un Brésilien de 55 ans, était arrivé à Bagdad le 2 juin en affirmant que «plus tôt le peuple irakien se gouvernera lui-même, mieux ce sera». Et cela ne plaisait pas du tout au nouveau proconsul américain Paul Bremer, fraîchement débarqué, qui ne connaissait rien à la région.

Bremer affichait un mépris total pour l'ONU qui avait refusé de donner sa caution à l'invasion. Il voulait une gestion directe du pays par ses fonctionnaires. Mais de Mello n'en avait cure et était décidé à tracer son chemin.

Dans son équipe se trouvait Ghassan Salamé, son conseiller politique. Je le connaissais bien depuis mes années passées au Liban durant la guerre civile. Universitaire éminent, il venait de quitter ses fonctions de ministre de la Culture à Beyrouth pour venir à Bagdad, à la demande du secrétaire général de l'ONU Kofi Annan. Et il était vraiment dans son élément.

Originaire du Liban, où dix-huit religions cohabitent tant bien que mal, Salamé connaissait parfaitement toutes les subtilités des pays multiconfessionnels et multi-ethniques.

Dirigé d'une main de fer pendant des décennies par Saddam Hussein, l'Irak n'avait plus de traditions politiques: les sunnites avaient confié de gré ou de force leur sort au dictateur et les chiites, qui bien que majoritaires n'avaient jamais accédé au pouvoir, étaient divisés entre ceux de l'intérieur, ceux qui étaient venus sur les chars américains et enfin ceux qui arrivaient de leur exil iranien. En outre, au nord, les Kurdes vivaient leur autonomie depuis 1991.

L'ayatollah Hussein Ismail al-Sadr (au centre) reçoit Sergio Vieira de Mello (deuxième à droite) et son conseiller politique Ghassan Salamé (deuxième à gauche) chez lui à Bagdad, le 30 juin 2003 (AFP / Ahmad Al-Rubaye)

Tous les jours, Ghassan recevait des personnalités connues et d'autres qui voulaient le devenir. Tel un cuisinier, il devait doser les ingrédients pour former le gouvernement et présentait sa recette à de Mello. «Nous nous entendions très bien, il n'y avait pas d'espace pour un papier à cigarette entre nous», dit-il aujourd'hui.

En fait, ils se partageaient les tâches. De Mello s'occupait des rapports avec les Américains et les Européens et Ghassan de la cuisine interne. Mais ce qui les a rapprochés, c'était de contrer les Américains dans leur volonté d'agir à leur guise en pays conquis.

«Nous avons eu avec Bremer un affrontement mémorable sur le question du contrôle des revenus de l'Irak. La résolution 1483 prévoyait que cette opération serait supervisée par la Banque mondiale, le FMI, l'ONU et le Fonds arabe de développement (FAD) mais l'Américain ne voulait rien entendre. Nous avons réussi à le faire plier», raconte avec un sourire amusé Gahssan Salamé.

Mais c'est surtout le différend sur la constitution qui conduira au clash le 29 juin 2003, six semaines avant l'attentat qui allait coûter la vie à l'envoyé spécial de l'ONU. Le Grand Ayatollah Ali Sistani, guide spirituel de la communauté chiite accueille chez lui dans la ville sainte de Najaf De Mello et Salamé. C'est exceptionnel, car il ne reçoit quasiment jamais des étrangers.

«Il nous a dit: j'ai appris que Bremer a fait rédiger une constitution par un cabinet d'avocats américains. S'il ne retire pas ce document d'ici trois jours, j'appelle à la rébellion. La constitution doit être écrite par une assemblée élue d'Irakiens et pas par des avocats américains», m'avait raconté Ghassan.

Attentat contre le Canal Hotel, quartier général de l'ONU à Bagdad, le 19 août 2003 (AFP / Sabah Arar)

De Mello va voir Bremer qui devient rouge de colère, et affirme qu'il ne cèdera pas aux injonctions de l'ayatollah sous prétexte que celui-ci ne doit s'occuper que des questions religieuses. J'ai transmis à Sistani la réponse de Bremer et il a publié sa fatwa», un édit religieux appelant à refuser le diktat américain.

La rue chiite, qui avait accueilli favorablement l'intervention américaine, est sur le point de basculer. Bremer fait marche arrière et renvoie chez elle l'équipe d'avocats. 

Le jour de l'attentat se tient à l'ONU une conférence de presse sur les mines. Le journaliste de l'AFP qui doit s'y rendre tarde à terminer son déjeuner, ce qui lui sauve la vie.

A 16H00 retentit une énorme déflagration. Un camion de ciment rempli d'explosifs percute un mur d'enceinte et explose, provoquant l'effondrement d'une aile du bâtiment, dans la partie où se trouvait le bureau de Sergio Vieira de Mello.

C'est l'horreur. Un homme couvert de son propre sang, la moitié gauche du visage arrachée, sort en titubant de l'enceinte de l'hôtel, appuyé sur un autre qui le soutient. Deux Irakiennes, dont une vieille femme voilée, s'arrachent les cheveux en insultant «Saddam (Hussein, le président irakien déchu) et ses partisans».

Un des gardes du corps de Sergio Vieira de Mello (à droite) évacue l'hôtel du Cèdre à Bagdad, où logeait le personnel de l'ONU, au lendemain de l'attentat, le 20 août 2013 (AFP / Ragih Moghrabi)

De Mello agonise longtemps avant de mourir. Il demande de l'eau d'une voix faible à un garde de sécurité. Le bureau de l'émissaire se trouvait au deuxième étage de l'immeuble mais sous l'impact de l'explosion, Vieira de Mello s'est retrouvé au rez-de-chaussée avec une barre en béton sur les jambes qui l'immobilise totalement.

«Je suis monté au deuxième étage et je l'ai vu en bas immobilisé. Je lui ai crié: "Sergio, Sergio", il m'a répondu "Ghassan", raconte Salamé. «Je suis remonté une deuxième fois et je lui ai dit: "Sergio, ne t'en fais pas, on va venir te chercher. On va te sortir de là"».

Un garde de sécurité creuse un trou derrière l'immeuble et enlève les gravats à la main. «Quand le garde est arrivé jusqu'à lui, le corps de Sergio Vieira de Mello était froid, il avait perdu son sang par les jambes».

Ghassan Salamé échappe à la mort car il se trouvait dans l'autre aile côté cour. Il rentre à l'hôtel couvert de poussière épuisé. Il a vieilli de dix ans.

Pendant deux semaines, il va faire le tour des hôpitaux de campagne militaires américain pour identifier le personnel de l'ONU. Cet attentat, qui sera suivi quelque temps après par un autre visant la Croix rouge internationale, marque le début d'une guerre impitoyable qui laissera le pays exsangue et coûtera la vie à des dizaines de milliers d'Irakiens, et cela continue jusqu'à aujourd'hui.

Les gardes du corps de Vieira de Mello portent son cercueil à l'aéroport de Bagdad le 22 août 2003 (AFP / Rabih Moghrabi)

Sammy Ketz est actuellement le directeur du bureau de l'AFP à Beyrouth. Il a dirigé à deux reprises le bureau de Bagdad, de 2003 à 2005, puis de 2008 à 2012. A lire également le billet du correspondant de l'AFP à Bagdad W.G. Dunlop, qui est retourné au Canal Hotel de Bagdad dix ans après l'attentat.