Epave dans le port de Saint George, aux Bermudes (AFP / Sebastian Smith)

Le Triangle des Bermudes, légende en voie d'extinction

Pendant un an, le journaliste de l’AFP Sebastian Smith parcourt en voilier avec sa famille la mer des Sargasses, une étendue d’environ cinq millions de kilomètres carrés au milieu de l’Atlantique nord. Cette mer sans rivages est souvent surnommée «la forêt vierge de l’océan» en raison des immenses masses d’algues flottantes qui la recouvrent et des formes de vie étrange qui la peuplent. Entourée de légendes, cette zone où les vents meurent et où les navires s'égarent reste un mystère pour les scientifiques.

SAINT GEORGE, 26 juillet 2013 – La première chose qu’on remarque en se promenant à l’intérieur du Triangle des Bermudes, c’est qu’il semble avoir disparu. Vous aurez beau farfouiller à travers le labyrinthe de magasins de souvenirs de Saint George, la capitale au charme désuet du petit archipel, vous aurez de la chance si vous tombez sur le moindre T-shirt à triangle.

Peut-être qu’exploiter commercialement un phénomène qui est censé faire disparaître des choses est tout simplement trop difficile. Mais après être arrivé sans encombre de New York à bord de mon voilier, le Moon River, cette absence m’a un peu surpris. Après tout, le sinistre Triangle est, avec les bermudas, l’une des deux seules célébrités incontestables des Bermudes.

« Non, non, on n’a pas ça ici » répond l’employée de l’office du tourisme de Saint George quand je lui demande s’il existe une exposition consacrée au Triangle des Bermudes. En fait, l’employée se trompe. Une telle exposition existe bien. Elle se trouve dans un coin de l’excellent musée du Bermuda Underwater Exploration Institute, à Hamilton.

Mais le manque d’intérêt des habitants des Bermudes pour leur Triangle reflète les grands changements survenus dans le monde depuis le pic de popularité qu’a connu le phénomène dans les années 1970.

Prenez une carte de l’océan Atlantique. Tracez trois lignes droites entre les Bermudes, le sud de la Floride et Porto-Rico, et vous aurez le Triangle des Bermudes : une zone qui a été le théâtre d’un nombre incalculable de naufrages et de disparitions inexpliquées. Certains de ces événements sont particulièrement bizarres, comme ces cinq avions de l’US Navy qui se sont volatilisés ensemble en 1945, de même que l’hydravion parti à leur recherche. Plusieurs navires y ont également été repérés à la dérive, sans la moindre trace de leur équipage. Voilà pour les frissons dans le dos.

Le Triangle des Bermudes (OpenStreetMap)

Les fanas du Triangle des Bermudes avancent toutes sortes d’explications allant de la distorsion spatio-temporelle aux rayons mortels s’échappant du fond de la mer. Une autre théorie attribue les disparitions de bateaux et d’avions à des éruptions soudaines de méthane depuis le sous-sol marin. Ces éruptions transformeraient la mer et le ciel en un gigantesque entonnoir qui engloutirait tout ce qui aurait la malchance de se trouver là au mauvais moment.

Quant aux sceptiques, ils avancent que le Triangle des Bermudes est une zone maritime extrêmement fréquentée et que, par simple effet statistique, les accidents y sont logiquement plus nombreux qu’ailleurs. Comment s’explique alors le grand nombre de disparitions inexpliquées ? L’océan, dans ce secteur, est profond de plusieurs kilomètres et rend rarement ce qu’il prend, répondent les mêmes sceptiques en ricanant.

La commercialisation de masse d’équipements de navigation efficaces et précis a fait pencher la balance en faveur de ceux qui ne croient pas aux légendes. Dans les années 1970, déterminer sa position dans les airs ou sur mer faisait encore largement appel à l’instinct et comportait de gros risques d’erreur. Armé d’un GPS, le marin moderne peut, lui, savoir exactement où il est, à quelle vitesse il avance, à quelle distance se trouve le port ou si les courants ou le vent altèrent son parcours. Il peut à tout moment décrocher son téléphone portable pour appeler à l’aide. La cité perdue de l’Atlantide émergerait-elle soudain devant la proue de son bateau qu’il aurait de fortes chances de ne pas s’en apercevoir, trop occupé qu’il est à consulter sa batterie d’écrans et de gadgets en tout genre.

Mais même si de nos jours, vendeurs de souvenirs, guides touristiques et romanciers à quatre sous se désintéressent du sujet, les gens ayant des liens profonds avec la mer sont plus ouverts d’esprit.

Prenez l’anthropologue bermudien Philippe Rouja. Il porte l’élégant titre de Gardien des épaves historiques. Il est une sorte de ministre responsable des plus de 200 navires qui reposent au fond de la mer près des récifs des Bermudes. Nul ne prétend que tous ces bateaux ont été coulés par des forces surnaturelles. La plupart ont sombré parce que leur capitaine, utilisant les Bermudes comme un précieux repère sur leur longue route transatlantique, s’était précipité sans le savoir sur les massifs de corail tranchant effleurant à peine hors de l’eau bien avant que la terre ferme ne soit en vue.

Mais Rouja, qui est également un plongeur sous-marin expérimenté, sait aussi que des forces puissantes, inconnues, se cachent dans les eaux turquoise.

Après tout, nous sommes dans une île dont l’emblème est un navire sur des rochers, une image qui rappelle la façon mouvementée et accidentelle dont sont arrivés les découvreurs britanniques des Bermudes, en 1609.

«Aux Bermudes, il n’y a pas de courant prévisible», dit-il en me montrant un canon du 17ème siècle repêché au fond de la mer et en cours de restauration dans une ancienne base navale américaine du temps de la Guerre froide. «Et il existe quelques endroits où les boussoles perdent le nord. Cette année, cela m’est arrivé à deux reprises. Mon compas s’est mis à tournoyer comme un fou».

Philippe Rouja et un canon du 17ème siècle en cours de restauration (AFP / Sebastian Smith)

Un autre Bermudien fin connaisseur des profondeurs océaniques est Chris Flook, un ancien collecteur de spécimens pour l’aquarium local. Il travaille maintenant au sein du Pew Environmental Group, une organisation qui se consacre à la protection contre la surpêche et la pollution de l’étrange et belle région de la mer des Sargasses. Avant le Triangle des Bermudes, les Sargasses aussi ont été entourées de nombreuses légendes. Celles-ci évoquaient des navires égarés, étreints pour l’éternité par les algues flottantes.

Flook, une petite tête de requin-marteau tatouée sur la cheville, confirme que les moyens de communication modernes ont éliminé une bonne part des doutes qui assaillaient autrefois les navigateurs et qui forgeaient les légendes. Mais l’océan, surtout autour des Bermudes et du Gulf Stream, a un caractère très particulier, souligne-t-il. Il cite le fameux «grain blanc», une tempête de vent soudaine, violente et souvent imprévisible qui éclate par un ciel parfaitement clair et peut mettre en difficulté le plus robuste des bateaux.

Mais ce qui est vraiment extraordinaire, poursuit Flook, ce sont tous ces poissons qui nagent autour de nous, qui finissent parfois dans nos assiettes et que, dans notre ignorance, nous tenons totalement pour acquis. Des poissons comme la girelle, qui change magiquement de forme, de couleur et même de sexe, ou tout simplement comme ces alevins qui quittent les récifs pour se laisser dériver dans l’océan, deviennent adultes et reviennent à leur point de départ pour perpétuer le cycle de la reproduction. Passez quelque temps en mer, et vous vous rendrez compte qu’il n’y a pas de triangle assez vaste pour contenir tous ses mystères.

Notre périple à la voile autour de la mer des Sargasses continue. J’espère que, de ces mystères, nous en rencontrerons nous-mêmes quelques-uns.

Sebastian SMITH

Sebastian Smith et sa famille à leur départ de New York, en juin 2013 (AFP / Emmanuel Dunand)

Pendant ce voyage, Adèle Smith, épouse de Sebastian Smith et également journaliste, tient son propre blog sur le site du Figaro.