Dans Bangui l’oubliée, le grotesque côtoie le drame
BANGUI, 30 juillet 2013 – Assis sur la roue d'un vieux canon antiaérien rouillé, j'observe autour de moi l'agitation de l'une des bases Séléka, l'ex coalition rebelle au pouvoir en Centrafrique depuis quatre mois. Ce sont de vrais hommes, de vrais combattants, de vraies armes, un vrai conflit qui n'a pas duré très longtemps, et qui vire à la crise humanitaire, pendant que les exactions continuent et que chaque jour apporte son lot de malheurs.
Pourtant je ne peux m'empêcher de sourire en regardant un officier qui doit être colonel ou général, et qui était sans doute seconde classe ou caporal il y a quelques jours à peine, en train de mettre littéralement un coup de pied aux fesses d'un seconde classe ou caporal qui sera peut-être demain colonel ou général.
Ainsi semble fonctionner le Séléka. Il y a ceux qui veulent sécuriser la ville, et ceux qui profitent de leur pouvoir soudain pour s’adonner aux pires exactions. Des petits inconnus montent du jour au lendemain, et des grands, pourtant bien en place, tombent avec la même rapidité. En regardant ces deux là je me demande si les rôles seront inversés un jour, ça serait rigolo.
Et je me demande si c'est ma façon de penser, toute occidentale, qui m'amène à sourire, ou si la scène est réellement grotesque.
La scène est grotesque, en fait. Ou plutôt, elle serait presque drôle si la crise centrafricaine n’était pas aussi dramatique, à un moment où bonnes et mauvaises volontés s’entremêlent et embrouillent le tableau… où comme le résumait sobrement un officier étranger: «Séléka, c’est le bordel!»
Je grossis le trait dans ma tête, mais je ne suis pas forcément loin du compte. Je n'ai jamais vu autant «d'officiers supérieurs» de ma vie, et à l'exception de quelques-uns dont les capacités militaires et de commandement ne sont plus à prouver, je m'extasie devant le journal officiel centrafricain, qui fait l'annonce des promotions.
Non loin de là, un gars torse-nu prend des coups de ceinturon. Le claquement résonne, peut-être pour une bonne raison, peut-être pas. Il paraît que c'est un déserteur. Au fond du camp, il y a de petites cellules dont je ne peux pas m’approcher. De loin, je vois juste des mains agrippées aux barreaux. J’ignore à qui elles appartiennent, peut-être à des méchants, peut-être à des gentils, mais la frontière entre l’un et l’autre est si ténue ici que je me garde bien d’essayer de deviner.
Je prépare mes appareils photo et me lève pour aller faire quelques images dans le camp. C'est toujours un peu pareil. Au début, les regards hostiles et les torses qui se bombent pour intimider. Et puis un gars se laisse photographier, et puis son copain le rejoint, et en cinq minutes, des dizaines de gens veulent absolument être sur la photo.
On s'amuse bien, on rigole, on fume une cigarette. Il y en a un qui veut me «braquer» mon boîtier, je lui propose de lui échanger contre son fusil et, dans la foulée, de prendre ma casquette en échange de son béret rouge. Il hésite, jette un œil vers le caporal-général, fait la moue, soupire, et se tire en rigolant. Je me suis fait un copain.
Au moment de quitter le camp, nous faisons même une «photo de famille», à la demande des gars, qui me disent de ramener des impressions des images lors de mon prochain passage. Ils ont de beaux visages, ils sont souriants et sympathiques. Je pense aux types dont les mains s’accrochent aux barreaux et je me demande s’ils trouvent que leurs geôliers ont des têtes sympathiques eux aussi.
Quatre mois après la prise de Bangui, nous avons décidé avec mes chefs qu'il serait pas mal de revenir dans ce pays, oublié d'à peu près tout le monde, et en particulier des médias. Je n'y étais pas retourné depuis plus d'un an, cantonné au «desk» pendant que mon collègue-ami-patron (et pas nécessairement dans cet ordre) Patrick Fort couvrait la chute de Bangui, moi relisant ses papiers, pendu au téléphone et scotché à mon ordinateur. Après quelques mois de frustrations, je suis bien heureux de retourner dans cette ville où tout a changé.
J'y retrouve des amis humanitaires, enfin ceux qui sont revenus après avoir vécu des nuits terribles de pillages, de menaces, et parfois de violences physiques. Les habitudes ont changé parce que désormais pour eux, c'est couvre-feu à 20 heures. Je les compare à ces types qui ont des peines de prison aménagées avec un bracelet électronique qui se met à siffler après une certaine heure.
Crise de fou rire. Il est 18 heures et nous sommes ensemble, dans un restaurant vide. Les restaurants où nous avions l'habitude d'aller avant les événements le sont tous.
Nous sommes chaque soir les seuls clients, nous demandant comment les restaurateurs survivent. Nous mangeons vite et buvons vite. A 20 heures, il faudra que chacun soit retourné chez soi. Excepté moi qui, en tant que journaliste, ne suis pas sous contrainte.
A boire trop vite on se détend. On oublie l'extérieur du restaurant: des rues vides, plongées dans le noir, où chacun vit dans la peur de tomber sur des «faux rebelles» qui échangeraient volontiers une rafale de kalachnikov contre notre véhicule.
Un prêtre plutôt connu de la place pour son travail en faveur des gamins des rues en a fait les frais la veille, dans le quartier même où nous nous trouvons. J'avais rendez-vous avec lui, nous nous rencontrerons à l'hôpital communautaire en fin de compte.
Des histoires drôles pour le moral
Après avoir raconté, d'un air sérieux, les exactions, les vagues de pillages et les assassinats, d'autres anecdotes s'empilent les unes sur les autres, comme celle-ci bien connue, qui veut que, lors de l'entrée des Séléka à Bangui, les combattants aient confondu «l'hôpital des Chinois», qui se situe à l'entrée de la ville, avec la Présidence.
Ou encore celle selon laquelle les petits vendeurs de cartes téléphoniques se sont retrouvés bien embarrassés, alors que les combattants leur demandaient une recharge de téléphone sur un ton menaçant, en tendant ce qu'ils pensaient être des portables.... en réalité des télécommandes de climatiseurs. Cette histoire, qui a fait le tour de Bangui, est peut-être un mythe. Toujours est-il que les Banguissois, au-delà d’un quotidien douloureux, s’amusent encore de maladresses des nouveaux maitres de la ville, dans un pays où le clivage entre la capitale et le reste du territoire est immense.
Fou rire encore à l'évocation de pillages, lorsque de nombreux véhicules volés aux ONG se sont retrouvés dans le fossé dix mètres plus loin, les pillards ayant omis d'apprendre à conduire avant de voler des voitures...
Et puis on a arrêté de rigoler lorsque l'un d'entre nous a raconté l'histoire de l'un de ces apprentis conducteurs qui a roulé sur une famille.
Mais les histoires qui tournent en boucle à Bangui, ce sont les noms de guerre de certains officiers.
On passe sur ce colonel au grand cœur que tout le monde appelle «colonel Superman», et on enchaîne sur d'autres qui se sont choisis des sobriquets plutôt sympas: le général Ben Laden a même fait faire un tampon encreur à son nom.
Se retenir de sourire relève presque de l'exploit, lorsqu'on se fait arrêter sur une route de brousse par le capitaine Jack Bauer, qui lui «ne rigole pas du tout», raconte l'un de mes camarades.
J'écoute ces histoires et me souviens de cette anecdote d'un ami des forces spéciales, qui me racontait que, dans un autre pays d'Afrique, dans une autre guerre, celui-ci avait pu repérer «le chef» d'un check-point, reconnaissable au gant Mapa en caoutchouc qu'il avait fixé sur son crâne.
J’ai rencontré plus tard le super-colonel. Un chic type convaincu de ce qu’il fait. Malheureusement, lui et moi n’avons pas pu parcourir la ville pour vaincre le crime: ce jour-là, il n’avait ni armes ni véhicule.
Quand on est là pour écrire des histoires, on aurait bien envie parfois d'en mettre certaines dans la rubrique «insolite», histoire de rigoler un peu et de se détendre. Malheureusement une fois qu'on a bien ri, la réalité reprends le dessus, et gant Mapa sur la tête ou pas, Ben Laden, Jack Bauer, ou le caporal-général, n'en sont pas moins des guerriers qui ont encore bien du pain sur la planche s'ils veulent redresser un pays dont tout le monde craint la rechute.
Xavier Bourgois est un journaliste de l'AFP basé à Libreville.