Colombie: drôle de guerre, drôle de paix
BOGOTA, 19 juin 2013 - La Colombie vit en pleine schizophrénie et parfois les journalistes aussi, entre chronique de paix et compte-rendu de guerre.
C'est en partant faire un reportage sur la paix que j'ai été, pour la première fois, frôlé par une balle.
Il y a six mois que le gouvernement de Juan Manuel Santos et la guérilla des Farc ont débuté des pourparlers, délocalisés à Cuba. Et en six mois, les combats entre les soldats et les rebelles des Forces armées révolutionnaires de Colombie n'ont pas cédé un pouce de terrain.
A Bogota, la capitale où se trouve le bureau de l'AFP, on oublierait presque parfois qu'il existe dans ce pays un conflit armé, le plus ancien d'Amérique latine, qui a fait en cinq décennies quelque 600.000 morts et près de 4 millions de déplacés.
Au moment où les négociations se sont ouvertes à La Havane, je suis parti avec un photographe et un caméraman dans la province du Cauca, l'un des fiefs de la guérilla qui défend avec acharnement, perchée dans la cordillère des Andes, un axe stratégique pour l'acheminement de la coca et de la marijuana.
Ici, on se rend compte que la guerre continue, mais une drôle de guerre, une guerre des nerfs, où les bombes et les rafales de mitraillette, imprévisibles, alternent avec les messages de paix délivrés depuis Cuba.
Sur la route, le village de Suarez vient d'être défiguré par une voiture piégée.
Allez donc parler de paix à cette habitante qui n'a eu la vie sauve que parce qu'il lui est venu l'envie d'aller se promener dehors la nuit dernière. Son appartement a été entièrement soufflé: tous ses meubles, ses objets, ses souvenirs se retrouvent sens dessus dessous, entre les débris aiguisés de verre et de bois. "La paix, c'est une manipulation", hurle-t-elle.
Plus haut dans les Andes, nous voilà à Toribio, village encerclé par les montagnes, qui ressemble à un stand de tir pour les fusils des Farc.
Il y a quelques jours un soldat a marché sur une mine antipersonnel, activée par un téléphone portable.
Une explosion de plus. Près de la caserne militaire, à quelques mètres de l'école du village, toutes les maisons sont zébrées par les déflagrations et couvertes d'impact de balles, quand elles ne sont pas tout simplement en ruines.
Scène surréaliste où les soldats patrouillent dans un jardin d'enfants, entre les balançoires.
A Bogota, les habitants ne pensent pas au conflit. A Toribio, on ne pense pas à la paix. Ni les villageois, ni les militaires.
Un officier de l'armée, responsable d'une unité dans la région, nous reçoit dans son QG. Sur son bureau trône "L'Art de la Guerre" de Sun Tzu. La paix n'existe pas, car la guerre est un "business", lance-t-il. Sa solution: "leur balancer une bombe atomique". Citant en exemple les soldats israéliens dans les territoires palestiniens, ce colonel déplore que la loi l'empêche d'agir à sa guise et d'aller traquer les "terroristes" dans les maisons: "On nous tire depuis des fenêtres, et on n'a pas le droit de répliquer".
Ici, tout le monde sait où se trouve le cœur du conflit.
Il suffit d'attendre la nuit pour que les montagnes s'illuminent: ce sont les lampes qui accélèrent dans les serres clandestines la croissance de la marijuana ou de la coca.
Pour beaucoup de paysans, ces cultures illicites représentent la seule manière de survivre et la plupart ne voient pas d'un mauvais œil la protection que leur offre la guérilla. L'armée les appelle les "miliciens", ce sont des civils qui, en un instant, peuvent se transformer en rebelles pour défendre leur gagne-pain.
Notre séjour ne passe pas inaperçu à Toribio, où de nombreux motards nous croisent, l'air soupçonneux. Parmi eux, des informateurs des Farc.
Lorsque nous nous approchons de la caserne, une détonation retentit. Bruit sourd répercuté par l'écho de la montagne. La balle vient de passer tout près de nous, se fichant dans un bunker de sable.
On scrute en vain les flancs de la montagne, retranchés derrière un mur. Un militaire harnaché d'un gilet pare-balle nous a désigné un point près d'une antenne de télécommunications. "Un franc-tireur, là haut!", crie-t-il.
Nous nous retirons, le long du mur, espérant ne pas offrir d'angle de tir propice.
En quelques secondes, nous avons connu le quotidien, effrayant, de ces habitants, à la merci d'une balle perdue, à tout moment, en temps de guerre mais aussi -dit-on - de paix.
Reportage vidéo en espagnol :